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Elle n’est pas réellement là, et elle n’est pas non plus dans ma tête… Je ne sais pas comment ça se fait que je puisse la voir, mais je la vois, et je ne crois pas qu’elle le sa…

Dans la vitre gagnée par l’obscurité, la folle sourit, et lorsque ses lèvres s’écartèrent, Abra vit qu’elle n’avait qu’une seule dent sur la mâchoire du haut, une monstrueuse défense jaunie. Abra comprit que c’était la dernière chose que Bradley Trevor avait vue de sa vie, et elle hurla, elle hurla de toutes ses forces… mais seulement dans sa tête parce que sa gorge était obstruée et ses cordes vocales paralysées.

Elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, la femme au rictus arrogant dans son visage si blanc avait disparu.

Elle n’était pas là. Mais elle peut venir. Elle me connaît et elle pourrait venir.

À cet instant, alors qu’elle aurait dû y penser dès qu’elle avait vu l’usine abandonnée, Abra prit conscience qu’il n’y avait véritablement qu’une seule personne qu’elle puisse appeler à la rescousse. Une seule qui soit capable de l’aider. Elle ferma de nouveau les yeux, non pour se protéger d’une quelconque vision de cauchemar cette fois, mais pour appeler à l’aide.

(TONY, J’AI BESOIN DE TON PAPA ! S’IL TE PLAÎT, TONY, JE T’EN PRIE !)

Les yeux toujours fermés — mais sentant maintenant la chaleur des larmes filtrer entre ses cils et sur ses joues —, elle chuchota: « Aide-moi, Tony. J’ai peur. »

CHAPITRE 8

LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ D'ABRA

1

Le dernier trajet de la journée à bord du Helen Rivington s’appelait le Tour rouge horizon et il arrivait souvent à Dan, lorsqu’il n’était pas de garde à l’hospice, de prendre les manettes à l’heure du crépuscule. Billy Freeman, qui avait dû boucler le circuit approximativement trente-cinq mille fois durant sa carrière d’employé municipal, était toujours ravi de les lui confier.

« Tu t’en lasses jamais, hein ? avait-il un jour observé.

— Mets ça sur le compte d’une frustration infantile. »

Ce n’était pas tout à fait vrai, bien sûr, mais sa mère et lui avaient beaucoup bourlingué, une fois épuisé l’argent de l’indemnité consécutive à la catastrophe de l’Overlook, et Wendy, sans diplôme universitaire, avait enchaîné les petits boulots, pour la plupart sous-payés. Elle avait réussi à garder un toit au-dessus de leur tête et de la nourriture dans leurs assiettes, mais à part ça, mère et fils n’avaient jamais beaucoup connu le superflu.

Une fois — Dan était alors au lycée et tous deux vivaient à Bradenton, près de Tampa —, il lui avait demandé pourquoi elle n’avait jamais de petit copain. Il était assez mûr à l’époque pour se rendre compte que sa mère était encore une très jolie femme. Wendy Torrance, qui ne s’était jamais totalement remise de la blessure au dos qu’elle devait à son mari, lui avait répondu avec un petit sourire forcé: « Un homme m’a suffi, Danny. Et puis, maintenant, je t’ai, toi. »

« Elle savait que tu buvais ? lui avait demandé Casey K. lors d’un de leurs rendez-vous hebdomadaires au Sunspot. Tu as commencé plutôt jeune, exact ? »

Dan avait dû réfléchir avant de répondre. « Elle devait s’en douter. Sûrement plus que je ne le croyais à l’époque. Mais nous n’en avons jamais parlé. Je pense qu’elle craignait d’aborder la question. Et puis, je n’ai jamais eu de problèmes avec la justice — pas dans mes années lycée, en tout cas — et j’ai eu mon bac avec mention. » Par-dessus sa tasse de café, il eut un sourire désabusé. « Et bien sûr, je ne l’ai jamais frappée. J’imagine que ça faisait une grosse différence. »

Il n’avait jamais eu son train électrique, non plus. Mais le principe de base qu’appliquaient les AA au quotidien, c’était: Ne bois pas et tu verras que les choses iront mieux. Aujourd’hui, il avait la plus grosse micheline miniature qu’un gamin pouvait rêver posséder, et Billy disait vrai, elle ne vieillissait jamais. Il imaginait que ça pourrait changer d’ici dix ou vingt ans, mais même alors, Dan était sûr qu’il continuerait à se proposer pour faire le dernier trajet de la journée, juste pour le plaisir de piloter le Riv au crépuscule jusqu’au demi-tour de Cloud Gap. La vue y était spectaculaire, et quand la Saco River était calme (une fois ses convulsions printanières passées), on pouvait contempler toutes les couleurs du couchant deux fois, d’abord en contre-haut, puis en contrebas. Là-bas, tout n’était que silence, comme si Dieu lui-même retenait Son souffle.

Les trajets de début septembre à mi-octobre (date où le Riv était hiverné) étaient les plus agréables. Les touristes étaient partis et les rares passagers étaient tous des gens du cru que Dan connaissait pour la plupart par leur nom. Les jours de semaine comme ce soir-là, il y avait moins d’une dizaine de passagers payants. Ce qui lui convenait parfaitement.

La nuit était tombée lorsqu’il mit le Riv sur sa voie de garage dans la gare de Teenytown. Accoudé à la première voiture, sa casquette de conducteur (avec CHAUFFEUR DAN brodé en lettres rouges au-dessus de la visière) inclinée en arrière, il souhaita bonne nuit à sa poignée de passagers. Assis sur un banc, l’extrémité rougeoyante de sa cigarette illuminant son visage par intermittence, Billy le regardait. Il devait approcher les soixante-dix ans, mais il les portait bien, il avait complètement récupéré de son opération deux ans plus tôt et assurait ne pas encore penser à la retraite.

« Pour quoi faire ? avait-il demandé la seule fois où Dan avait abordé le sujet. Aller m’enfermer dans ce mouroir où tu bosses ? Attendre que ton acolyte de chat vienne me rendre visite ? Merci bien, mais non merci. »

Lorsque les derniers passagers furent partis, probablement pour aller dîner, Billy écrasa sa cigarette et vint le retrouver. « Je vais la rentrer à l’écurie. Sauf si tu veux t’en charger.

— Non, vas-y, Billy. T’es assis sur ton cul depuis trop longtemps. Et c’est quand que t’arrêtes de fumer ? Tu sais que, d’après le docteur, le tabac n’a pas arrangé ton histoire d’estomac.

— J’ai réduit pratiquement à zéro », répondit Billy. Mais sa façon de baisser les yeux était éloquente. Dan aurait probablement pu savoir de combien exactement Billy avait réduit — et sans même avoir à le toucher pour ça — mais il s’en garda. Un jour de l’été dernier, il avait vu un jeune gars portant un T-shirt avec un panneau routier octogonal où était écrit TPI à la place de STOP. Quand Dan lui en avait demandé la signification, le jeune gars lui avait adressé le genre de sourire compatissant qu’il devait réserver aux vieux de plus de trente ans: « Trop-plein d’informations. » Dan l’avait remercié en pensant: À qui le dis-tu, jeune homme, c’est l’histoire de ma vie.

Tout le monde a ses secrets. Ça, il le savait depuis sa plus tendre enfance. Les gens honnêtes méritent de garder les leurs et Billy Freeman était l’honnêteté personnifiée.