« T’as le temps pour un p’tit café, Danno ? Y me faudra pas dix minutes pour mettre cette vieille rosse dans sa paille. »
Dan passa une main amoureuse sur le flanc de la micheline rouge. « P’t-êt’ bien, mais fais gaffe à ce que tu dis. C’est pas une vieille rosse, c’est une jeune pouli… »
C’est là que sa tête explosa.
Lorsque Dan revint à lui, il était à moitié affalé sur le banc de Billy. Celui-ci le dévisageait, l’air inquiet. Ou plutôt, l’air terrifié. Téléphone dans une main, doigt levé, prêt à pianoter.
« Range ça », lui dit Dan dans un croassement rauque. Il s’éclaircit la gorge et ajouta: « Je vais bien.
— T’es sûr ? Bon Dieu, j’ai cru que tu nous faisais une attaque. Je l’ai vraiment cru. »
C’est tout à fait l’impression que ça m’a donné.
Pour la première fois depuis des années, Dan pensa à Dick Hallorann, le chef extraordinaire* de l’hôtel Overlook. Dick avait tout de suite compris que le petit garçon de cinq ans possédait le même talent que lui. Dan se demanda s’il était encore en vie. Non, il y avait peu de chances ; Dick avait déjà la soixantaine à l’époque.
« C’est qui Tony ? lui demanda Billy.
— Hein ?
— Tu as dit “S’il te plaît, Tony, aide-moi.” C’est qui ce Tony ?
— Un gars que je connaissais du temps que je buvais. » Pas terrible, dans le genre improvisation sauvage, mais c’était le premier truc que son esprit commotionné avait pu trouver. « Un bon copain. »
Billy contempla encore une seconde le rectangle lumineux de son téléphone portable, puis le referma et le rangea. « Tu sais, j’y crois pas un seul instant, à ton histoire. Je pense que t’as eu une de tes intuitions fulgurantes. Comme le jour où t’as eu la vision de mon… » Il se tapota le ventre.
« Ben… »
Billy leva une main pour l’arrêter. « T’as pas besoin de m’en dire plus. Du moment que t’es remis d’aplomb, ça me va. Et du moment que c’est pas un truc qui déconne chez moi. Parce que si c’est ça, j’aimerais autant le savoir. J’imagine que c’est pas le cas de tout le monde, mais moi, oui.
— C’est rien qui te concerne, Billy. » Dan se leva et découvrit avec soulagement que ses jambes tenaient bon. « Mais je vais reporter le café à une autre fois, si ça te fait rien.
— Absolument rien. T’as besoin de rentrer chez toi t’allonger. T’es encore tout pâle. Je sais pas ce que c’était, mais ça t’a foutu un sacré coup de jus. » Billy zieuta la loco. « Heureusement que ça t’est pas arrivé pendant que t’étais perché là-haut aux commandes avec le compteur fixé sur soixante.
– Ça, tu peux le dire », dit Dan.
Prêt à suivre le conseil de Billy et à aller s’allonger dans sa chambre, il traversa Cranmore Avenue en direction de la Maison Rivington, mais, au moment de franchir le portail donnant sur l’allée fleurie de la grosse demeure victorienne, il préféra aller marcher un peu. Il retrouvait peu à peu sa respiration — il se retrouvait peu à peu lui-même — et l’air du soir était doux. De plus, il avait besoin de réfléchir à ce qui venait de lui arriver, et d’y réfléchir sérieusement.
Je sais pas ce que c’était, mais ça m’a foutu un sacré coup de jus.
Ces mots lui rappelèrent encore Dick Hallorann et toutes les choses qu’il n’avait jamais dites à Casey Kingsley. Et ne lui dirait jamais. Comme le tort qu’il avait causé à Deenie — et à son fils aussi, supposait-il, ne serait-ce qu’en n’ayant rien fait… Ce remords, telle une dent de sagesse incluse, était profondément incrusté en lui, et le resterait. Mais quand il avait cinq ans, c’était au petit Danny Torrance qu’on avait causé du tort — et à sa mère aussi, bien entendu — et son père n’en avait pas été le seul coupable. Sans l’intervention de Dick, Dan et sa mère seraient morts à l’Overlook. Il lui était encore douloureux de penser à ces événements anciens, toujours étincelants des couleurs primaires dont l’enfance peint la terreur et l’horreur. Il aurait préféré ne plus jamais y penser, seulement voilà, il y était obligé. Parce que.. eh bien…
Parce que la vie est un boomerang. Elle te revient dans la gueule d’une façon ou d’une autre, sous forme de chance ou sous forme de destin. C’était quoi la formule de Dick, le jour où il m’a fait cadeau du coffre ? Quand l’élève est prêt, le maître apparaît. Pas que je sois qualifié pour enseigner quoi que ce soit à quiconque… sauf peut-être que… si tu bois pas, tu risques pas d’être soûl…
Il était arrivé au bout de la rue ; il fit demi-tour et revint sur ses pas. Il avait le trottoir pour lui tout seul. Une fois que l’été était terminé, c’était hallucinant la vitesse à laquelle Frazier se vidait, et ça lui rappela comment l’Overlook s’était vidé autrefois. Avec quelle rapidité la petite famille Torrance s’était retrouvée toute seule, avec l’immense hôtel rien que pour elle.
Et pour les fantômes, bien entendu. Eux n’étaient jamais partis.
Hallorann avait dit à Danny qu’il partait pour Denver et de là qu’il prendrait l’avion pour la Floride. Il avait demandé à Danny s’il voulait bien l’aider à porter ses bagages jusqu’au parking de l’hôtel et Danny avait porté l’un des sacs du cuisinier jusqu’à sa voiture de location. Pas un bien grand sac, à peine plus qu’une serviette, mais il lui avait fallu ses deux bras pour le porter. Une fois les bagages rangés dans le coffre, ils s’étaient assis tous les deux dans la voiture et c’est là que Hallorann avait donné un nom à cette chose que Danny Torrance avait dans sa tête, cette chose à laquelle ses parents ne croyaient qu’à moitié.
Toi, mon petit, tu as le Don. Un pouvoir exceptionnel. Ma grand-mère l’avait, elle aussi ; c’est elle qui me l’a transmis. Elle disait que nous avions le Don. Tu croyais être unique au monde ? Ça devait être lourd à porter.
Oui, il s’était cru unique au monde, et oui, c’était lourd à porter, il s’était senti bien seul. Hallorann l’avait détrompé et, au cours des années, Dan avait rencontré des tas de gens qui avaient, selon les mots du cuisinier, « un tout petit peu de jus en eux ». Billy, par exemple.
Mais jamais personne avec autant de jus que la petite fille qui avait hurlé dans sa tête ce soir-là. Il avait l’impression que ce cri aurait pu le désintégrer.
Lui-même avait-il eu autant de puissance ? Il pensait que oui, ou pas loin. Le jour de la fermeture de l’Overlook, Hallorann avait demandé au petit garçon un peu déboussolé, assis à côté de lui dans sa voiture, de lui envoyer une pensée, et quand Danny l’avait fait… que lui avait-il dit ?
« Que je l’avais foudroyé. »
Dan était revenu devant le portail de la Maison Rivington. Les premières feuilles étaient déjà tombées et une brise nocturne les fit tourbillonner autour de ses pieds.
Et quand je lui ai demandé à quoi il fallait que je pense, il m’a dit: « N’importe quoi. Pourvu que tu y penses de toutes tes forces. » Alors c’est ce que j’ai fait, mais au dernier moment, comme je voulais pas lui faire de mal, j’ai modéré un peu mon élan. Sinon, je crois que j’aurais pu le tuer. Il a sursauté — non, il a été projeté contre son dossier — et il s’est mordu la lèvre. Je me souviens du sang. Il m’a dit que je l’avais foudroyé. Et ensuite, il m’a questionné sur Tony. Mon camarade invisible. Alors, je lui en ai parlé.
Tony était de retour, apparemment, mais ce n’était plus le camarade de Dan. À présent, c’était l’ami d’une petite fille nommée Abra. Elle avait des ennuis, tout comme Danny en avait eu naguère, mais les hommes qui se mettent en quête de petites filles ont le don d’attirer l’attention et d’éveiller la suspicion. Il menait une bonne vie ici à Frazier, une vie qu’il avait le sentiment de mériter après toutes ces années gâchées.