« Ta vapeur ? T’en as pas assez pour nous, ma belle, et le peu que tu as, elle serait pas particulièrement savoureuse. Elle aurait le même goût qu’une viande de vieille vache coriace pour les pecnos.
— Les quoi ?
— Laisse tomber, contente-toi de m’écouter. On va pas te tuer. Ce qu’on fera, si tu refuses, c’est effacer de ta mémoire tout souvenir de cette petite conversation. Tu te réveilleras au bord de la route à la sortie d’une ville anonyme — genre Topeka, ou Fargo — sans argent, sans papiers d’identité, et sans aucun souvenir de ce qui t’y aura amenée. La dernière chose dont tu te souviendras, c’est d’être entrée dans le cinéma avec le type que t’as volé et mutilé.
— Il le méritait ! » cracha Andi.
Rose se dressa sur la pointe des pieds et s’étira, pressant ses doigts contre le plafond de son camping-car américain super-luxe. « Ça, c’est toi qui vois, poulette, je suis pas ton psychiatre. » Elle ne portait pas de soutien-gorge ; Andi vit les signes de ponctuation de ses tétons sous l’étoffe. « Mais il y a autre chose à prendre en considération: outre ton argent et tes papiers d’identité sans doute falsifiés, nous te prendrons ton talent. La prochaine fois que tu inviteras un homme à s’endormir dans une salle obscure, il te regardera avec des yeux ronds et te demandera de quoi diable tu lui parles. »
Andi sentit le frisson glacé de la terreur. « Vous pouvez pas faire ça. » Mais elle se souvint des mains de fer à l’intérieur de sa tête et eut la certitude que cette femme en était capable. Peut-être un peu aidée par ses amis qui occupaient les autres camping-cars de luxe et véhicules de loisirs groupés autour de celui de cette femme tels des gorets autour des mamelles d’une truie, mais, ça oui… elle en serait capable.
Rose ignora sa remarque. « Quel âge as-tu, ma jolie ?
— Vingt-huit. » Andi mentait sur son âge depuis qu’elle avait passé la trentaine.
Rose la dévisagea, sourit, ne dit rien. Andi affronta cinq secondes le splendide regard gris et dut baisser le sien. Il se posa sur les seins bombés, libres de toute entrave et apparemment réfractaires à la gravité. Et lorsqu’elle releva les yeux, ceux-ci ne montèrent pas plus haut que les lèvres de la femme. Ses lèvres rose corail.
« T’as trente-deux ans, dit Rose. Disons que ça se voit un peu — parce que t’as pas été dorlotée par la vie. Une vie d’errance. Mais t’es encore jolie. Reste avec nous et dans dix ans, tu les auras vraiment, tes vingt-huit ans.
— C’est pas possible. »
Rose sourit. « Dans cent ans, tu paraîtras et te sentiras pas plus de trente-cinq. Jusqu’à ce que tu prennes de la vapeur. Alors tu retrouveras tes vingt-huit ans et l’impression d’en avoir dix de moins. Et tu prendras souvent de la vapeur. Vivre longtemps ; jeune et bien nourrie, voilà ce que je t’offre. Qu’est-ce que t’en dis ?
— C’est trop beau pour être vrai, répondit Andi. Comme ces pubs qui nous font miroiter des assurances-vie à dix dollars. »
Là, elle n’avait pas tout à fait tort. Rose n’avait pas menti (pas encore) mais elle avait omis de mentionner certaines choses. Que la vapeur venait parfois à manquer. Que tout le monde ne survivait pas au Retournement. Rose pensait qu’Andi y résisterait (intuition prudemment confirmée par Teuch, leur toubib maison), mais rien n’était assuré.
« Et vous et vos amis, vous vous appelez…
— C’est pas mes amis, ma jolie, c’est ma famille. Nous sommes le Nœud Vrai. » Rose entrelaça les doigts de ses mains et les approcha du visage d’Andi. « Ce qui a été noué ne peut plus être dénoué. Tu dois comprendre ça. »
Andi savait déjà qu’une fille qui a été violée ne peut plus être dé-violée, alors elle n’avait aucun mal à comprendre ça.
« J’ai pas vraiment d’autre choix, si ? »
Rose haussa les épaules. « Que des mauvais, ma jolie. Mais c’est mieux si tu es volontaire. Ça facilitera ton Retournement.
– Ça fait mal ? Ce Retournement ? »
Rose sourit et proféra son premier mensonge: « Non. Du tout. »
Soir d’été. Alentours d’une ville américaine du Midwest.
Ailleurs, des gens regardaient Harrison Ford faire claquer son fouet. Ailleurs, le Président Acteur souriait sûrement de son sourire de faux-cul. Ici, sur ce terrain de camping, Andi Steiner était allongée sur une chaise longue dans la lumière des phares d’un EarthCruiser (celui de Rose) et d’un Winnebago. Rose lui avait expliqué que la Tribu du Nœud Vrai, bien que possédant plusieurs terrains de camping, n’était pas propriétaire de celui-ci. Mais leur Éclaireur était toujours en mesure de leur sécuriser de tels endroits moribonds, à deux doigts de la banqueroute. L’Amérique souffrait peut-être de récession, mais pour les Vrais, l’argent n’était pas un problème.
« C’est qui, cet Éclaireur ? avait demandé Andi.
— Oh, un gars au charme irrésistible, avait répondu Rose en souriant. Il ferait manger des moineaux dans sa main. Tu le rencontreras bientôt.
— C’est votre mec à vous ? »
À ces mots, Rose avait ri. Elle avait caressé la joue d’Andi et, au contact de ses doigts, un petit ver d’excitation brûlant s’était mis à frétiller dans son ventre. Fou, mais véridique. « T’en as une petite étincelle, pas vrai ? Je pense que tout ira bien pour toi. »
Peut-être, mais allongée là dans la lumière des phares, Andi n’était plus du tout excitée. Seulement terrifiée. Des histoires entendues aux informations lui traversaient l’esprit, des histoires de cadavres retrouvés dans des fossés, dans des clairières, dans des puits asséchés. Des cadavres de femmes et de filles. C’étaient pratiquement toujours des femmes et des filles. Elle n’avait pas peur de Rose — pas exactement — et il y avait d’autres femmes, mais il y avait aussi des hommes.
Rose s’agenouilla près d’elle. La lumière aveuglante des phares aurait dû transformer son visage en un brutal et laid paysage en noir et blanc, mais c’était tout le contraire qui se produisait: cette lumière ne faisait qu’accuser sa beauté. Pour la deuxième fois, elle caressa la joue d’Andi. « N’aie aucune crainte, dit-elle. Aucune crainte. »
Elle se tourna vers une autre femme, une jolie créature au teint diaphane qu’elle avait désignée sous le nom de Sarey la Muette, et lui fit signe de la tête. Sarey répondit de même et monta dans le mastodonte de camping-car de Rose. Pendant ce temps-là, les autres avaient commencé à former un cercle autour de sa chaise longue. Andi n’aimait pas ça du tout. Il y avait quelque chose de sacrificiel dans cette mise en scène.
« N’aie aucune crainte. Bientôt tu seras l’une des nôtres, Andi. Tu feras un avec nous. »
Sauf si tu cycles à vide, pensa Rose. Auquel cas, on brûlera tes nippes dans l’incinérateur derrière les sanitaires et on décampera demain matin à la première heure. Qui ne risque rien n’a rien.
Mais elle espérait que ça n’arriverait pas. Elle l’aimait bien, cette nana, et un talent d’endormeuse serait un fameux atout pour les Vrais.
Sarey revint, apportant une sorte de bouteille thermos en acier. Elle la tendit à Rose qui en retira le capuchon rouge. Un embout et une valve apparurent. Pour Andi, ça avait tout l’air d’une bombe d’insecticide sans marque. Elle songea à bondir de sa chaise longue et à prendre la fuite, mais l’épisode du cinéma lui revint. Les mains qui s’étaient glissées dans sa tête pour l’immobiliser…
« Grand-Pa Flop ? demanda Rose. Tu veux bien officier ?
— Bien volontiers. » C’était le vieux du cinéma. Ce soir-là, il portait un ample bermuda rose, des chaussettes blanches remontées bien haut sur ses tibias maigres jusque sous les genoux, et des sandales de moine. Tout à fait la touche de Grand-Pa Zebulon Walton après deux ans en camp de concentration. Il éleva les deux mains et les autres l’imitèrent. Se détachant à contre-jour dans les faisceaux croisés des phares, ils ressemblaient à une guirlande de figurines bizarres en papier découpé.