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« Nous sommes le Nœud Vrai », entonna-t-il. La voix qui sortait de sa poitrine creuse ne tremblait plus ; c’était l’organe profond et sonore d’un homme beaucoup plus jeune et plus fort.

« Nous sommes le Nœud Vrai, répondirent les autres. Ce qui a été noué ne peut plus être dénoué.

— Voici une femme, enchaîna Grand-Pa Flop. Veut-elle nous rejoindre ? Veut-elle lier sa vie à la nôtre et faire un avec nous ?

— Dis oui, lui intima Rose.

— Ou-oui », réussit à articuler Andi. Son cœur ne battait plus ; il trépidait comme un câble électrique à haute tension.

Rose tourna la valve du thermos en acier. Un petit soupir mélancolique s’en échappa et une bouffée de brume argentée s’éleva. Au lieu de se dissiper dans la légère brise nocturne, elle demeura en suspension au-dessus de la cartouche jusqu’à ce que Rose se penche en avant, ourle ses fascinantes lèvres corail et souffle doucement. Le nuage de brume — qui ressemblait un peu à une bulle de bande dessinée sans mots — dériva et vint flotter au-dessus du visage levé d’Andi et de ses yeux écarquillés.

« Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste, proclama le Vieux Flop.

— Sabbatha hanti », répondirent les autres.

La brume, très lentement, commença à descendre.

« Nous sommes les élus.

— Lodsam hanti, répondit le chœur.

— Inspire profondément », dit Rose. Et doucement, elle baisa la joue d’Andi. « Je te revois bientôt de l’autre côté. »

Peut-être.

« Nous sommes les fortunés.

— Cahanna risone hanti.  »

Puis, tous en chœur: « Nous sommes le Nœud Vrai qui… »

C’est là qu’Andi perdit le fil. Le brouillard argenté se posa sur son visage et il était froid, très froid. Lorsqu’elle l’inhala, il s’éveilla à une sorte de vie ténébreuse et se mit à hurler en elle. Un enfant de brume — garçon ou fille, elle ne savait — se débattait pour s’échapper mais quelqu’un le tailladait. Rose le tailladait tandis que les autres refermaient le cercle (le nœud) autour d’elle, éclairant la scène du faisceau d’une douzaine de lampes de poche illuminant un meurtre au ralenti.

Andi tenta de bondir de sa chaise longue mais elle n’avait plus de corps pour bondir. Son corps avait disparu. Là où il se trouvait auparavant ne subsistait qu’une souffrance en forme d’être humain. La souffrance de l’enfant agonisant, et sa propre souffrance à elle.

Accueille-la. Cette pensée lui fit l’effet d’un linge frais pressé sur la plaie brûlante qu’était devenu son corps. C’est le seul moyen de la traverser.

Je ne peux pas, j’ai tenté de fuir cette souffrance toute ma vie.

Peut-être bien, mais tu n’as plus aucun endroit où fuir maintenant. Accueille-la. Absorbe-la. Prends la vapeur ou meurs.

8

Mains levées, les Vrais psalmodiaient les paroles antiques: sabbatha hanti, lodsam hanti, cahanna risone hanti. Ils surveillaient Andi Steiner, voyaient son corsage se creuser à l’emplacement de ses seins, sa jupe se rétracter comme une bouche qui se ferme. Ils voyaient son visage se changer en verre translucide. Seuls ses yeux demeuraient, flottant tels de minuscules ballons au bout de la corde de nerfs translucides.

Mais les yeux aussi vont disparaître, pensa Teuch. Elle est pas assez solide. Je croyais qu’elle l’était, mais je me suis trompé. Elle va peut-être revenir une fois ou deux, mais ensuite elle cyclera à vide. Ne restera plus d’elle que ses frusques. Il tenta de se remémorer son propre Retournement mais ne put se souvenir, à la place de la lumière des phares, que de la pleine lune et des flammes d’un feu de camp. Le feu de bois, l’ébrouement des chevaux… et la souffrance. Peut-on réellement se remémorer la souffrance ? Non, Teuch ne le croyait pas. On sait que la souffrance existe et qu’on l’a connue, mais ce n’est pas la même chose.

Le visage d’Andi réémergea de l’inconsistance, tel le visage d’un spectre au-dessus d’une table de médium. Le devant de son corsage se remplit à nouveau ; sa jupe se regonfla sur ses cuisses et sur ses hanches qui reprenaient forme. Elle poussa un cri d’agonie.

« Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste, psalmodiaient-ils dans le faisceau des phares. Sabbatha hanti. Nous sommes les élus, lodsam hanti. Nous sommes les fortunés, cahanna risone hanti. » Ils continueraient ainsi jusqu’à la fin. Quelle qu’elle soit. Ça ne prendrait plus très longtemps maintenant.

Andi recommença à disparaître. Sa chair prit l’apparence du verre dépoli. Au travers, les Vrais virent son squelette et le rictus osseux de son crâne dans lequel luisaient quelques plombages argentés. Ses yeux désincarnés roulèrent sauvagement dans ses orbites absentes. Elle hurlait toujours, mais le son ressemblait de plus en plus à un fragile écho répercuté dans un couloir lointain.

9

Rose pensa tout arrêter (c’était ce qu’ils faisaient quand la souffrance dépassait les bornes), mais cette fille-là était une coriace. Elle réémergea dans un tourbillon, hurlant sans discontinuer. Ses mains revenues à la vie agrippèrent celles de Rose avec une force démesurée et s’y enfoncèrent. Rose se pencha en avant, à peine consciente de la douleur.

« Je sais ce que tu veux, ma poupée-chérie. Reviens et tu l’auras. » Elle abaissa sa bouche sur celle d’Andi, caressa de sa langue sa lèvre supérieure jusqu’à ce que cette lèvre se change en brume. Mais les yeux, fixés sur ceux de Rose, demeurèrent.

« Sabbatha hanti, psalmodiait le chœur. Lodsam hanti. Cahanna risone hanti.  »

Andi revint, son visage s’étoffa autour de ses yeux fixes remplis de souffrance. Puis son corps suivit. Un instant, Rose vit les os de ses bras, les os de ses doigts agrippés aux siens, puis de nouveau la chair les habilla.

Rose lui baisa encore les lèvres. Malgré sa souffrance, Andi répondit à son baiser et Rose insuffla alors sa propre essence dans la gorge offerte de la jeune femme.

Je la veux, celle-là. Et quand je veux quelque chose, je l’ai.

Andi recommença à s’estomper, mais Rose la sentit lutter. Parvenir à dominer. Se nourrir de la force de vie rugissante qu’elle lui avait insufflée plutôt qu’essayer de la repousser.

Prendre sa première vapeur.

10

Le plus jeune membre du Nœud Vrai passa cette nuit-là dans le lit de Rose O’Hara et pour la première fois de sa vie découvrit dans le sexe autre chose qu’horreur et douleur. Elle avait la gorge à vif d’avoir tellement hurlé dans la lumière des phares, mais elle hurla encore lorsque cette sensation neuve — un plaisir qui valait bien la souffrance de son Retournement — s’empara de son corps et sembla une nouvelle fois le rendre transparent.

« Hurle tout ton soûl, lui dit Rose, levant la tête d’entre ses cuisses pour la regarder. Ils en ont déjà entendu d’autres. Des hurlements de toutes sortes. Des bons comme des mauvais.

— C’est comme ça pour tout le monde, le sexe ? » Zut, si c’était le cas, qu’est-ce qu’elle avait loupé ! À cause de son salaud de père ! Et les gens pensaient que c’était elle la voleuse ?