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Tout le monde se mit alors à rire et la tension retomba aussitôt. Tancrède, manifestement surpris, l’observa encore un instant puis reprit son rangement comme si de rien n’était. Liétaud regagna sa place en lançant un clin d’œil à son frère qui lui renvoya un regard lourd de reproches.

« Tu ne peux pas t’empêcher de faire ton numéro hein ? Il fallait absolument que tu te fasses remarquer, quitte à te battre avec quelqu’un que tu ne connais même pas !

— Je le connaissais, c’est une célébrité, répondit Liétaud, espiègle.

— Rappelle-toi que nous devons nous battre au nom de Dieu, pas de notre fierté. »

Liétaud leva les yeux au ciel en joignant les mains d’un air ironique : « Oui, pardon mon cher frère. Mea culpa, mea maxima culpa ! »

Après avoir sommairement rangé son armoire, Tancrède de Tarente quitta la cabine collective et se dirigea vers l’Allée Centrale.

Cet immense couloir desservait le navire sur presque toute sa longueur. La quasi-totalité des voies d’accès y aboutissait et beaucoup de lignes de transport l’empruntaient. Ses dimensions variaient selon la zone traversée, mais pouvaient atteindre jusqu’à trente mètres de haut sur cinquante de large.

Lorsque l’on y circulait, l’Allée Centrale produisait l’impression d’un grand hangar dont on ne verrait pas les extrémités, strié de passerelles et de ponts, ouvert sur les étages adjacents en laissant entrevoir leurs parties internes comme des immeubles tranchés nets par quelque ciseau géant. Le Tube circulait ici en hauteur et, même du niveau le plus bas, on pouvait entendre le bruit caractéristique de sa sustentation magnétique.

L’endroit était noir de monde, bruyant. Chacun savait ce qu’il avait à faire et personne ne flânait. Clairement, le départ était proche.

Frappé par les dimensions des lieux, Tancrède marcha plusieurs minutes, sans autre but que d’admirer les prouesses techniques accomplies ici par le génie humain, s’imprégnant au passage de cette ambiance si familière d’agitation et de fébrilité qui précédait toujours les grandes campagnes. Puis, son esprit revint à l’objectif initial de sa sortie du secteur des cabines : trouver un terminal public. Il n’eut pas plus de cent mètres à parcourir avant d’en dénicher un. Une femme l’occupait déjà, en pleine communication ; Tancrède s’arrêta derrière elle et attendit son tour.

Il revint alors en pensée sur l’altercation qu’il venait d’avoir avec ce soldat. Sur le moment, il s’était demandé pourquoi ce gaillard s’en prenait à lui sans raison, devant tout le monde et en sachant parfaitement qu’il serait plus tard son supérieur direct. Toutefois, maintenant que la tension était retombée, la raison lui paraissait évidente : appropriation du territoire.

Ce soldat voulait impressionner ses compagnons d’armes et se tailler une réputation de dur à cuire dès le début en s’en prenant au plus emblématique d’entre eux, le seul Classe 4 de l’unité. Tancrède jugeait cet acte stupide, mais connaissait bien ce genre de comportement pour l’avoir souvent observé dans l’armée. Néanmoins, dans le cas de ce jeune homme, il ne pouvait s’empêcher de trouver qu’il fallait un certain cran pour s’en prendre ainsi à un Méta-Guerrier. De plus, la simplicité avec laquelle il avait accepté la défaite, sans honte ni colère, était apparue à Tancrède comme la marque d’un esprit sain. S’il ne connaissait pas encore ce géant à l’accent flamand, il éveillait déjà sa curiosité.

La femme derrière laquelle il patientait était petite et parlait d’une voix douce à son interlocuteur sur la plaque du terminal. Quelque chose dans son comportement – peut-être cette manière d’incliner la tête de côté – évoqua à Tancrède l’image de sa mère, Emma de Hauteville. Il la revit telle qu’elle était quand elle l’avait accueilli au manoir au retour de sa précédente campagne militaire. Comme toujours lorsqu’il revenait au domaine familial entre deux conflits, elle manifestait un curieux mélange de désillusion et de joie, le regard débordant d’amour et la voix pleine de reproches.

Leur conversation, juste avant son départ pour le Saint-Michel, en était la parfaite illustration. Bien que ce fût loin d’être la première campagne pour laquelle il partît, sa mère ne parvenait toujours pas à s’y habituer. D’ailleurs, qui donc pourrait s’accommoder de voir son fils s’en aller combattre ? Et cette fois-là fut pire encore.

Elle avait abondamment pleuré en lui demandant de renoncer à partir, de rester sur Terre. Elle pensait qu’il avait déjà suffisamment œuvré pour agrandir les frontières de l’Empire Chrétien Moderne et qu’une campagne de plus ou de moins n’y changerait rien. Tancrède détestait la voir pleurer, surtout devant son père et sa sœur. Il avait très peu vu sa famille ces dernières années et à chaque fois qu’il revenait au domaine familial, sa mère était certes heureuse de le revoir, mais passait de longues heures à sangloter à l’idée qu’il allait bientôt repartir pour le front. Le jeune homme supportait mal de la voir dans cet état et avait dû lui promettre de réfléchir sérieusement à se retirer du service actif après cette croisade. Par le passé, il avait déjà fait cette promesse une bonne demi-douzaine de fois et l’avait toujours oubliée aussitôt prononcée. Cependant, cette fois-ci, elle lui avait laissé un sentiment de malaise, comme si désormais, il craignait de la tenir pour de bon.

Tous l’avaient accompagné à Nahor, mais ses parents avaient préféré ne pas entrer dans le port spatial de peur que les nerfs d’Emma ne lâchent en public. Une famille de leur rang ne pouvait laisser penser qu’elle n’apportait pas un soutien absolu et sincère à la croisade. Ses parents lui avaient donc fait leurs adieux aux portes de l’embarquement et sa sœur Nicée l’avait ensuite accompagné à l’enregistrement des officiers pour passer quelques minutes de plus avec lui pendant qu’il patientait dans la file d’attente.

« Mère ne s’y fera jamais, n’est-ce pas ? lui avait-elle dit.

— Jamais, en effet. Pas plus qu’elle ne renoncera à essayer de me faire quitter l’active à chacun de mes séjours au domaine.

— Le feras-tu un jour ? »

Un courant d’air rabattit une boucle de cheveux sur le visage de Nicée. Tancrède la retira délicatement et la raccrocha avec les autres derrière l’oreille.

« Je ne sais pas. Que ferais-je de mes journées ? Tu crois que nous pourrions encore jouer au chevalier tueur de sorcières dans le bois aux fougères ? »

Le visage de sa sœur s’illumina à l’évocation de ce souvenir.

« Pourquoi pas ? Tu es vraiment devenu un grand guerrier, mais tu ignores que moi je suis devenue une terrible sorcière !

— Non, je ne l’ignorais pas.

— Goujat ! » lâcha-t-elle en riant.

Tancrède était heureux de voir un peu de joie revenir sur le visage de Nicée. Même si elle ne le montrait pas ostensiblement comme sa mère, il la savait inquiète pour lui. Toute la famille avait l’habitude de le voir partir à la guerre, mais cette campagne dans les étoiles recelait davantage de périls qu’une bataille sur les côtes méditerranéennes.

« Tu pourrais administrer le domaine familial, répondit-elle en reprenant son sérieux.

— Notre père s’en occupe déjà, je ne vais pas lui prendre sa place. Et puis, tu me vois en intendant ? Organiser les récoltes, vendre les souches de cultures ultraponiques ou les concessions des péages, lever les impôts sur les usines, ce genre de choses ?

— Oui, je t’y vois plutôt bien. Je me dis même que tu serais le premier surpris du plaisir que ça te procurerait. Quant à père, je suis sûre qu’il serait ravi de te passer le flambeau. Et puis, je pourrais t’aider… »