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Tancrède sentit son cœur se serrer. Il voyait bien où Nicée voulait en venir. Devant les difficultés qu’elle rencontrait pour se marier, sa sœur commençait visiblement à se faire à l’idée de vieillir seule sur le domaine, et espérait que Tancrède revienne s’y installer.

Bien qu’issue d’une lignée très ancienne – une des rares de l’ECM à pouvoir prétendre faire remonter son arbre généalogique avant la Guerre d’Une Heure –, la famille Hauteville-Bonmarchis était depuis quelques années déjà dans une position financière fragile, et les bons partis ne se bousculaient pas pour fréquenter Nicée. Mais surtout, la malheureuse était stérile. Or, la loi chrétienne interdisait formellement toute intervention médicale dans ce domaine, considérant que lorsque Dieu avait décidé qu’une personne ne devait pas procréer, on ne devait pas modifier cet état. Tancrède s’était souvent fait la réflexion que si c’était un homme qui était frappé de cette infortune, rien ne l’empêchait de se choisir une épouse puis, moyennant quelques arrangements avec son amour propre, de trouver un moyen de la faire mettre enceinte, tandis que lorsqu’une femme était réputée stérile, ses chances de fonder une famille étaient proches du néant. Comme il était moins déshonorant pour une famille d’avoir une fille dans les ordres, les malheureuses finissaient souvent cloîtrées. Tancrède savait que ses parents ne forceraient jamais sa sœur à se retirer au fond d’un couvent, mais il redoutait qu’elle-même ne se sente obligée de le faire un jour.

Au fil des années, quelques fils de bonne famille s’étaient intéressés à elle, puis avaient fui à toutes jambes en apprenant son « infirmité ». Si Tancrède les méprisait profondément pour cela, au moins, aucun n’avait trahi le secret, préservant ainsi l’honneur de la jeune fille. Nicée lui avait un jour avoué qu’elle irait jusqu’à épouser un roturier pour avoir le bonheur de fonder un foyer. Malheureusement, elle savait que ses parents ne se résoudraient pas à la laisser se marier en dessous de sa condition. Tancrède, peu porté sur les titres, trouvait cela parfaitement absurde et s’était promis d’en parler un jour avec son père. Néanmoins, il n’avait jamais trouvé l’occasion de le faire et s’en trouvait un peu égoïste. Sa sœur souffrait, son devoir était de tout faire pour l’aider.

Lorsqu’il était enfant, comme beaucoup de grandes sœurs, Nicée avait d’abord tenu le rôle d’une seconde maman pour lui. Puis, en grandissant, ils étaient devenus compagnons de jeu, passant le plus clair de leur temps ensemble, à s’inventer toutes sortes d’épreuves ou d’histoires épiques. Même à l’étude, ils ne se quittaient pas puisque, partageant les mêmes précepteurs, ils peinaient ensemble sur le latin ou les mathématiques. Or, lorsque Tancrède atteignit quatorze ans, âge où normalement les frères et sœurs finissent toujours par se chamailler puis progressivement prendre leur indépendance, il partit pour l’école militaire. Quatre années s’écoulèrent avant qu’ils ne se revoient et cette longue absence renforça le lien particulier qui les unissait. Aujourd’hui, à trente-trois ans passés pour Tancrède et trente-six pour Nicée, ils se sentaient toujours aussi proches l’un de l’autre.

Le visage de sa sœur était souriant, mais Tancrède se doutait bien de ce qu’elle ressentait. Il lui appuya sur le bout du nez de son index droit, comme il faisait souvent lorsqu’il voulait la dérider.

« Tu n’auras pas besoin d’attendre que je revienne à la vie civile pour t’occuper d’un domaine sœurette, je suis convaincu que tu vas bientôt trouver un homme digne de toi ! »

Une moue de scepticisme traversa le visage de Nicée.

« Allons, tu penses peut-être que je n’ai pas remarqué tes nombreuses petites visites au marchand d’étoffes de St. Marcel ces derniers temps ? Te serais-tu découvert une soudaine passion pour la filature, ou ne serait-ce pas plutôt au fils du marchand que tu t’intéresses ? Comment s’appelle-t-il déjà ce blanc-bec, Antoine Kourgemelle, c’est ça ? »

Les joues de Nicée s’empourprèrent. Pour donner le change, elle donna un solide coup de poing dans l’épaule de son géant de frère.

« Espèce d’idiot ! Il s’appelle Antoine Kirgmel, et ce n’est pas un blanc-bec ! C’est un garçon charmant et lui, au moins, n’attache pas la même importance aux apparences que tous ces coqs fardés de la jeunesse aristocratique ! »

En se massant l’épaule endolorie, Tancrède pensa qu’il n’aurait pas décrit autrement les prétendants qu’il avait vu défiler devant sa sœur.

« Mais de toute façon, cela ne compte pas, reprit Nicée, Antoine n’est pas bien né, père n’acceptera donc jamais de le rencontrer.

— Je te taquine. Je le connais un peu, c’est un homme honnête et travailleur. De plus, il disposera d’une bonne situation lorsque son père lui transmettra son affaire. Je sais même qu’il conçoit des synthétiques intelligents qui se vendent jusqu’à la cour. Père pourrait être amené à reconsidérer sa position devant un parti, certes simple, mais honorable. »

L’expression qu’affichait Nicée montrait le peu de crédit qu’elle accordait à cette hypothèse. Tandis que son tour de montrer ses ordres à l’enregistrement arrivait, Tancrède reprit :

« Ne perds pas espoir, je te promets que je lui parlerai dès qu’on m’accordera une séance super-tachy à bord. J’aurais dû le faire depuis longtemps, mais tu sais que je suis toujours un peu tendu quand je reviens au domaine.

— Tout est en ordre, mon Lieutenant, vous pouvez vous rendre au quai d’embarquement n°710. »

Sans lui laisser le temps de répondre, Nicée l’étreignit de toutes ses forces.

« Merci Tancrède, j’espère de tout cœur que tu parviendras à le convaincre », lui dit-elle dans un souffle.

En s’éloignant, le jeune homme se retourna plusieurs fois pour faire des signes d’adieu à sa sœur. Pas une larme ne roula sur le visage de Nicée, mais il la savait bouleversée.

La femme devant Tancrède termina enfin sa communication et lui laissa la place. Afin de s’identifier, il passa son messageur de poignet d’un geste rapide devant la zone de détection du terminal, puis tapa un mot de passe crypté sur le clavier. L’écran grésilla au moment où le serveur basculait sur une ligne sécurisée et un visage mal éclairé apparut sur l’écran. L’homme scruta Tancrède quelques secondes en comparant le visage qu’il voyait sur son propre terminal avec la photo transmise par le messageur. Apparemment satisfait, il se contenta de dire : « Tancrède de Tarente, rendez-vous immédiatement au vingt-sixième bureau de l’infanterie, niveau T, coursive 44. »

Sans répondre, Tancrède effleura la zone « déconnexion » sur l’écran et le visage fantomatique disparut pour laisser place à nouveau au serveur public. Il grimpa ensuite quatre niveaux pour rejoindre la ligne du Tube dans les hauteurs de l’Allée Centrale. Il s’apprêtait à profiter de la vue panoramique que lui offrait la station, mais une rame arriva aussitôt.

Le trajet permit à Tancrède de découvrir l’une des zones les plus étonnantes du Saint-Michel : l’immense baie vitrée donnant directement sur la forêt des antennes tachyoniques. Ces grandes structures métalliques qui hérissaient les flancs du navire de chaque côté de la proue permettraient d’échanger des messages avec la Terre durant le voyage. La méthode de transmission, basée sur un codage complexe compressant les données à un facteur dix mille, envoyait des impulsions tachyoniques dont les particules rendaient possible l’émission et la réception de données en temps réel, même à des distances astronomiques. La vision de ce champ de piques aux longueurs variables – les plus grandes atteignaient plusieurs centaines de mètres – avait quelque chose de saisissant, surtout depuis les hauteurs de la galerie du Tube.