Le signal de fermeture des portes tira brutalement Tancrède de sa rêverie. Il réalisa soudain qu’il était arrivé à l’arrêt du niveau T et bondit hors de son siège pour franchir les portes juste au moment où elles se fermaient. Un quidam bousculé dans la manœuvre lui exprima sa mauvaise humeur par un geste obscène à travers les fenêtres. Tancrède lui renvoya un sourire d’excuse, ce qui eut pour effet d’énerver davantage le râleur. De cette station, la passerelle du Tube desservait le niveau T, la zone administrative du Saint-Michel. À la lecture de l’un des nombreux plans jalonnant les couloirs du vaisseau, Tancrède se décida sans conviction pour un itinéraire, tout en se demandant combien de temps il lui faudrait avant de savoir s’orienter dans cette ville flottante.
Après avoir hésité plusieurs fois sur le chemin, il arriva finalement devant une porte marquée « Infanterie légère – 26e bureau ». Il entra sans frapper.
De l’autre côté se trouvait une pièce banale et dépouillée où une secrétaire travaillait sur un petit terminal. Elle releva la tête lorsqu’il entra et le toisa d’un air absent.
« Vous désirez ? »
Tancrède s’approcha et lui tendit son messageur. La secrétaire le posa sur le lecteur de son terminal et constata la validité de ses autorisations. Elle le lui rendit sans relever la tête.
« C’est par là », dit-elle en désignant du menton une petite porte au fond de la pièce.
Il inclina la tête en guise de remerciement et se dirigea vers la porte. Il se fit la réflexion que pour un simulacre de secrétariat, c’était bien imité. Du décor sinistre de bureau aux murs gris jusqu’à la molle inertie de la secrétaire, tout laissait penser que l’on venait vraiment de pénétrer dans l’antichambre d’une administration. Mais le vingt-sixième bureau de l’infanterie légère n’existait pas. Juste une façade pour les curieux.
Il emprunta ensuite un petit couloir étroit aux murs de plastique-sourd dont la seule issue était une autre porte, verrouillée par un code. Tancrède le composa sans hésiter sur le petit clavier aux touches luminescentes et la porte s’escamota sans bruit, laissant apparaître une pièce sombre et enfumée. Il s’avança et la porte se referma derrière lui.
La salle, circulaire, devait son éclairage diffus au grand plafonnier qui la surplombait. Une volée de colonnes trapues faisait le tour des lieux, si près du mur d’enceinte qu’on aurait à peine pu se glisser derrière elles. Sept fauteuils en cuir étaient disposés en cercle au centre de la pièce. Six hommes y étaient assis. Deux fumaient le cigare en lançant des spirales de fumée bleutée dans la colonne de lumière qui tombait du plafond. Tous se tournèrent vers Tancrède lorsqu’il entra.
Il s’avança au centre de la pièce et s’agenouilla devant l’un d’eux.
« Dominus illuminatio mea ! » prononça-t-il d’une voix forte.
« Sit nomen domini benedictum », répondit l’homme.
D’un signe, il indiqua à Tancrède de se relever et en fit autant. L’un face à l’autre, ils se donnèrent l’accolade.
« Tancrède de Tarente, au service de l’Ordre.
— Nous savons qui vous êtes, jeune Tarente, il est difficile d’ignorer vos exploits. Nous n’attendions plus que vous pour commencer. Veuillez prendre place. »
Il lui montra le fauteuil demeuré vide puis ajouta :
« Bienvenue au Conseil templier du Saint-Michel. »
Mon transfert orbital ne fut pas une franche réussite. Je savais déjà que j’avais le mal de l’air, mais j’ignorais être en plus sujet au mal de l’impesanteur. Durant la brève période du trajet où mon poids disparut, de fortes nausées me tordirent les boyaux avec une telle soudaineté que j’eus à peine le temps de saisir le sac en papier sous le siège pour le porter à ma bouche. Bien entendu, ce fut à ce moment que le VTO entra dans le champ gravitationnel du Saint-Michel. Le retour inopiné de la pesanteur dévia une partie de mes régurgitations sur ma veste, déclenchant aussitôt les protestations dégoûtées de mes voisins immédiats. L’idée de devoir supporter cette odeur répugnante sur moi pendant plusieurs heures acheva de démolir le peu de moral qu’il me restait.
Tous les inermes étaient logés dans le quadrant 2 du Saint-Michel, loin des engagés volontaires. Nos quartiers étaient conçus de la même manière que ceux des militaires, sans différence de confort ni de sécurité, mais il était clair qu’on ne souhaitait pas nous voir nous mélanger.
Depuis la navette jusqu’à la cabine collective, je me contentai de suivre le mouvement sans réfléchir. Je me sentais maussade, groggy du transfert orbital et saturé par le dégoût que m’inspirait la situation. J’essayai à tout prix d’éviter de penser à ce long parcours d’obstacles qui m’attendait avant de revenir – peut-être – sur Terre dans plusieurs années ; de ne pas me dire que cette journée pénible n’était que la première d’une longue série de journées pénibles. Le simple fait d’être à bord me soumettait immédiatement et totalement au pouvoir de tous ces petits chefs arrogants, m’obligeait à serrer les dents jusqu’à la fin, à courber l’échine. Cette idée me donna de nouvelles nausées et je choisis de me vider l’esprit plutôt que l’estomac. J’avais déjà reçu ma dose d’humiliations publiques pour la journée.
Le sergent qui nous guidait jusqu’à la cabine nous appela les uns après les autres par notre numéro en nous attribuant une alvéole, devant laquelle chacun se posta au garde-à-vous. Une fois tous ventilés à nos places, il y alla de sa petite déclaration de « bienvenue » en passant parmi nous, les mains dans le dos et le regard dur, en parfaite caricature du militaire borné. Je sentis la tête me tourner sous les effets cumulés de la colère et du mal de l’espace en entendant cette litanie que j’avais l’impression de connaître par cœur :
« … Les enrôlés de force comme vous, ça me débecte ! Depuis le début, j’ai du mal à comprendre comment il peut y avoir un seul chrétien digne de ce nom sur Terre qui ne désire pas embarquer pour cette croisade. Dire qu’il y avait des tas de bons soldats qui se bousculaient pour s’engager et qu’on a dû refuser, alors que vous, il a fallu vous obliger à venir ! Vous n’êtes qu’un tas de lâches et si ça ne tenait qu’à moi, aucun de vous ne serait ici. On ne vous a pris que parce qu’on avait besoin de minables dans votre genre pour exécuter les sales besognes ! »
Bien sûr, et vous êtes venus chercher un bio-informaticien uniquement pour ramasser les poubelles, c’est ça ? Ça n’a rien à voir avec le fait qu’il n’y a que des crétins analphabètes dans l’armée, par exemple ?
« …ici, vous aurez intérêt à vous tenir à carreau, à vous faire les plus petits possibles. À bord de ce navire se trouve l’élite mondiale des armées chrétiennes, c’est-à-dire, pas le genre de types qui apprécient les tire-au-flanc comme vous. Alors, dites-vous bien que, même si nos dirigeants ont l’esprit large et ont décidé que les enrôlés de force devaient être traités comme les soldats réguliers, on n’est pas beaucoup à bord du Saint-Michel à penser comme eux ! »
On s’en serait douté rien qu’en te regardant, espèce de porc ! Tu sues la haine et l’arrogance. Ton niveau mental ne dépasse pas celui d’un chien bien dressé et c’est un complexe d’infériorité qui te donne cette rage contre nous.