— Ne t’en fais pas pour ça, j’ai l’habitude. Viens, marchons un peu, j’ai des choses à t’apprendre. »
Ils quittèrent les abords du dôme pour se mêler à la foule d’une allée plus fréquentée, où Albéric put raconter à Tancrède comment son réseau avait découvert que le pic d’énergie avancé par la police pour classer la mort de Viviane n’était qu’un mensonge – ce qui ne constitua bien évidemment pas une surprise pour Tancrède – puis comment, à l’occasion de cette recherche, ils avaient découvert d’autres pics d’énergie, bien plus mystérieux.
« Notre agent a pris de gros risques pour remonter cette piste, mais ça en valait la peine. Ces pics étaient les traces laissées par des communications super-tachy avec Akya du Centaure.
— Avec Akya ? demanda Tancrède. Ou avec quelqu’un sur Akya ?
— Pourquoi ? Avec quoi penses-tu que ces communications auraient pu être échangées ?
— Je ne sais pas, des appareils, peut-être ? Disons des caméras de surveillance, par exemple, ou des capteurs quelconques encore en fonctionnement là-bas parce que les indigènes ne les auraient pas détruits, et qu’on essaierait d’utiliser à tout hasard, juste pour collecter des renseignements sur nos ennemis.
— Voilà, c’est pour ça que je voulais t’en parler, dit Albéric, satisfait. Aucun de nous n’a pensé à cette explication.
— Mais je n’y crois pas, reprit Tancrède, calmant aussitôt l’entrain de son ami.
— Ah bon, euh… Pourquoi donc ? »
Tancrède fit craquer les articulations de ses doigts en rassemblant ses idées.
« On nous dit depuis le début que toute la mission a été massacrée là-bas. Pour être franc, je n’ai jamais vraiment cru à cette version. Ce n’était pas une expédition militaire, d’accord, mais il n’y avait pas que des civils non plus. Trois commandos I l’accompagnaient, ce n’est pas rien. De plus, on n’avait pas choisi de jeunes recrues pour cette mission, il n’y avait que des soldats aguerris, équipés du matériel le plus moderne. J’ai toujours trouvé curieux que tous ces hommes, sans exception, aient pu être pris par surprise et qu’aucun n’ait eu le temps de s’échapper.
— Donc ? questionna Albéric, un peu déçu de ne pas avoir davantage impressionné Tancrède avec sa révélation-choc.
— Donc, quelqu’un a vraisemblablement survécu sur Akya et, pour une raison que j’ignore, l’état-major ne veut pas que cela se sache. »
Albéric se rembrunit :
« Décidément, il suffit de fouiller quelque part pour déterrer une imposture de nos dirigeants. L’ECM n’est vraiment rien d’autre qu’une machine à tisser du mensonge.
— Je ne sais pas, tempéra Tancrède, un peu gêné, peut-être y a-t-il eu quelques survivants, mais qu’on nous l’aura caché pour mieux motiver les troupes ? Le mensonge est un péché, mais il peut parfois être forgé sur de bonnes intentions…
— Un pieu mensonge, c’est ça ? »
Albéric s’était montré plus cassant qu’il ne l’avait voulu, mais ce genre de raisonnement l’irritait. Il savait qu’il faudrait encore quelque temps à Tancrède pour admettre l’état de corruption générale du système qu’il défendait. Aussi, s’abstint-il d’approfondir le sujet.
Les deux hommes cheminèrent quelques instants en silence, puis Tancrède parut se rappeler quelque chose.
« Ah, au fait, dit-il, j’ai rendu une petite visite à un vieil ami qui a longtemps travaillé à la coordination interarmes, l’organisme qui s’occupe de répartir les hommes dans toutes les branches de l’armée, en fonction des besoins du moment.
— J’en ai déjà entendu parler, confirma Albéric. Les gars qui travaillent là-bas connaissent sur le bout des doigts tous les rangs, grades ou classements possibles qu’un soldat peut avoir, c’est ça ?
— Exactement. Je lui ai décrit le Foudroyeur du mieux que j’ai pu et il a dû fouiller un peu sa mémoire pour trouver une réponse qui colle à peu près. Selon lui, cela pourrait correspondre à un type de soldat un peu exotique, expérimenté il y a une dizaine d’années : les gardes suisses augmentés. Ils composaient une sorte de garde secrète du Vatican avant d’être retirés du circuit. Ils posaient trop de problèmes de discipline, semble-t-il.
— Augmentés ? Que cela signifie-t-il ?
— Qu’on a amélioré leurs capacités artificiellement, à l’aide d’implants biomécaniques, par exemple. Mais pas seulement. Je suis sûr qu’ils disposent aussi d’améliorations dont personne n’a jamais entendu parler. »
Tancrède pensait notamment à son hypothèse d’implants psycho-actifs.
« Et pourquoi ton ami pense-t-il à cette catégorie de soldat en particulier ?
— Parce que leur arme de prédilection était un truc pas banal : des implants foudre.
— Implants foudre ? En effet, comme tu dis, ça semble correspondre !
— N’allons pas trop vite en besogne, tempéra Tancrède. Il n’y a jamais eu de confirmation officielle de l’existence de ces unités.
— Quoi qu’il en soit, reprit Albéric, cela invalide la théorie qui faisait du Foudroyeur un super soldat cloné.
— Honnêtement, ce n’était pas très crédible, de toute façon. »
Le jeune inerme opina du chef, les yeux toujours perdus dans le lointain. Même si, pour le moment, le tableau n’était pas encore visible dans son ensemble, les éléments se mettaient en place peu à peu.
« Au moins, tout ceci prouve-t-il l’implication du Vatican, non ? fit-il en fixant de nouveau le Méta-guerrier.
— Pas nécessairement, dit Tancrède, toujours réticent à accepter cette hypothèse. Il pourrait s’agir d’une sorte de renégat. »
Albéric fit un effort sur lui-même pour ne rien laisser paraître de son agacement ; il était compréhensible que Tancrède nourrisse encore quelques illusions, même si cela s’avérait parfois pesant.
Lorsque Tancrède y entra, la taverne La Licorne était déjà comble, comme à peu près tous les soirs. Par galanterie, il était venu en avance, et le Hollandais l’avait installé à la table qu’il lui gardait au fond de l’établissement, un peu à l’écart.
Arrivant peu après, Clorinde ressentit une certaine déception en découvrant les lieux. Alors que Tancrède aurait pu l’inviter dans n’importe lequel des restaurants chics du navire où les fils de bonne famille se pressaient le soir, il avait choisi cet endroit à peine fréquentable où des groupes de soldats attablés parlaient fort tout en s’imbibant consciencieusement de bière. Elle avait espéré qu’un membre de la haute noblesse, pour leur premier rendez-vous, trouverait mieux qu’une taverne de troupiers comme il y en avait à tous les coins de rue.
Puis, elle se fit la réflexion que cet homme avait bien davantage fréquenté les casernes que les cours européennes et qu’au moins, il ne cherchait pas à mentir sur ce qu’il était vraiment. Après tout, pensa-t-elle, moi aussi je connais mieux la troupe que la haute société.
Elle se décida alors à entrer et, tandis qu’elle pénétrait dans la taverne, quelques applaudissements fusèrent spontanément. Des hommes avaient reconnu la championne de l’Épreuve d’aujourd’hui et tenaient à la féliciter. Aussitôt, les dernières réticences de la jeune femme s’évanouirent et son visage ne laissait plus rien paraître de son désappointement lorsqu’elle arriva devant Tancrède.
À nouveau, celui-ci éprouva une vive émotion quand elle parut devant lui. Cette fois, elle ne portait qu’un ensemble sobre composé d’un chemisier beige de coupe ample et d’une jupe longue couleur nuit – les Amazones n’étaient pas réputées pour leur coquetterie – et avait jeté autour de ses épaules un châle orné de larges fleurs brodées, toutefois, même habillée aussi simplement, elle avait l’allure d’une reine. Il se souvint qu’il avait failli l’embrasser à la sortie du dôme, lorsqu’elle s’était jetée à son cou. Seul le poids des convenances l’avait retenu.