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Sentant le terrain glissant, Tancrède pesa ses mots.

« Disons que chez moi, la foi et l’esprit critique livrent une bataille perpétuelle. »

Les fins sourcils de Clorinde s’arquèrent de surprise. Tancrède se demanda s’il n’avait pas été trop loin. À force de fréquenter des inermes, il finissait par oublier que ce genre d’aveu était très choquant pour la plupart des gens.

« Et lequel sort victorieux de ce… choc cyclopéen ? demanda-t-elle, l’air un peu troublé.

— L’issue est encore… incertaine. »

Le regard effarouché que lui lança alors la jeune femme le dissuada d’aller plus loin dans la sincérité.

« Mais la foi triomphera bien sûr, n’en doutez pas ! » s’exclama-t-il avec un petit rire mal assuré.

Clorinde médita un instant cette réponse. Une telle franchise sur un sujet aussi sensible la désarçonnait, la heurtait même. Ce que venait de lui confier Tancrède n’était guère orthodoxe et en d’autres circonstances, elle aurait jugé préférable de rompre toute relation avec un homme tenant de tels propos. Cela dit, bien que répréhensible, cet aveu révélait une personnalité complexe, dont les multiples profils faisaient de Tancrède un individu aussi difficile à cerner qu’intéressant à connaître.

Pour une raison que j’ignore, pensa-t-elle, sa foi s’est fissurée. Mais je suis sûre que je saurai lui insuffler à nouveau l’amour de Dieu, En tout cas, cela vaut la peine d’essayer.

La nuit était déjà bien avancée lorsqu’ils quittèrent la taverne. Ils marchaient à un rythme lent vers le secteur des cabines, peu pressés de mettre un terme à la soirée. À cette heure-là, les allées étaient vides et silencieuses ; aussi, comme nul ne pouvait les voir, Tancrède s’enhardit à prendre Clorinde par la main. Elle l’accepta avec naturel.

Leurs pas les amenèrent, par hasard, dans le couloir aux longues baies vitrées où, un an relatif plus tôt, Tancrède et les frères Tournai s’étaient arrêtés pour contempler la Terre avant l’appareillage. Depuis longtemps, l’espace semé d’étoiles avait remplacé leur planète familière de l’autre côté de la coque.

À cet endroit, Tancrède avait éprouvé cette horrible sensation qu’il avait déjà expérimentée par le passé et si souvent combattue au confessionnal : le doute. Auprès de Clorinde, dont la foi semblait si entière, il eut soudain un peu honte de ne pas avoir lutté contre ces pensées impies avec toute l’ardeur nécessaire. Peut-être même les avait-il attisées.

Clorinde remarqua que l’humeur de son compagnon venait de s’assombrir et pensa qu’il craignait peut-être que la soirée n’ait pas été à la hauteur de ses espérances. Afin de le rassurer, elle lui dit :

« C’était vraiment une soirée charmante, Tancrède, je nai pas vu le temps passer. Cela me change de la compagnie des Amazones de mon unité. Je tiens à vous en remercier. »

Tancrède parut sortir de sa torpeur.

« Ne me remerciez pas, c’était la moindre des choses. Après tout, on ne devient Méta qu’une seule fois dans sa vie.

— Il faudra que l’on recommence, même si je n’ai plus d’épreuve à réussir.

— Bien sûr, approuva Tancrède en souriant. Je suis à votre disposition.

— La prochaine fois, vous me parlerez un peu plus de vous.

— Je crains que cela ne soit ennuyeux. J’ai passé la plus grande partie de ma vie sur des champs de bataille ou dans des casernes, rien de bien passionnant.

— Je suis sûre du contraire, vous avez dû voyager dans de nombreux pays, lointains et mystérieux. Et puis, ce n’est pas ça qui m’intéresse, mais plutôt qui est Tancrède de Tarente. Où est-il né, qui sont ses parents, ses amis d’enfance… ? »

Tancrède eut l’air embarrassé.

« Ah, ce genre de choses…

— Vous ne voulez pas ? »

Arrivés à un embranchement qui s’éloignait de la coursive vitrée, ils s’arrêtèrent. Ici, leurs chemins se séparaient pour rejoindre leurs cabines respectives. Tancrède ne pouvait pas accompagner Clorinde plus loin sans risquer de faire jaser.

« Non, enfin si ! répondit-il en s’emmêlant. Enfin, ce n’est pas que… Je suis juste quelqu’un de réservé et j’ai toujours du mal à parler de moi.

— Justement, rétorqua Clorinde, amusée qu’un tel gaillard puisse se montrer aussi timide. Ce sera une bonne thérapie, croyez-moi. »

Il la regarda soudain avec intensité.

« Pour vous, je le ferai.

— Merci, dit-elle, ravie. »

Elle se rapprocha de lui et leurs deux visages se frôlèrent. Il faillit reculer, par réflexe, pensant une seconde qu’elle avait eu un geste involontaire, mais elle s’approcha davantage et posa ses lèvres sur les siennes. Alors, il tendit le visage à son tour et le frôlement devint baiser. Une onde de chaleur parcourut son corps et continua à s’y propager bien après la fin du contact des lèvres. Tancrède ferma les yeux tandis que les senteurs subtiles qui émanaient de la jeune femme tourbillonnaient autour de lui, abolissant toute notion de temps ou de lieu ; en cet instant fugace, le vaisseau n’existait plus, ce n’était plus le cœur de la nuit, il n’y avait qu’eux et rien d’autre.

Puis, brusquement, comme stupéfaits de leur audace mutuelle, ils s’écartèrent l’un de l’autre et se tournèrent vers la baie vitrée, cherchant à dissimuler leur embarras en plongeant leurs regards dans les abîmes sidéraux. Au bout de quelques instants, alors que Tancrède commençait à craindre d’être allé trop loin et d’avoir tout gâché, il sentit une main qui cherchait la sienne. Il la prit avec soulagement, et ils s’abandonnèrent dans la contemplation de la Voie lactée qui s’étirait à l’extérieur, long ruban de millions de soleils emportés dans une course sans fin.

Un point lumineux, particulièrement brillant, se distinguait des autres. Tancrède le montra du doigt et dit : « Notre destination finale.

— Alpha Centauri ? demanda Clorinde.

— Elle-même. »

En observant attentivement, on pouvait distinguer les deux principaux astres du système, deux étoiles de taille comparable au soleil, mariées par la gravité, l’une pâle, l’autre jaune, ainsi qu’une troisième, une naine rouge or-bitant loin du duo. À cette distance, le cortège planétaire était invisible.

« Dieu tout puissant, elle paraît si loin, murmura Clorinde.

— Elle l’est, renchérit Tancrède. Songez que le Saint-Michel effectue cette traversée à la vitesse de la lumière et pourtant, il nous faudra quand même cinq années du temps terrestre, pour la terminer !

— Ces chiffres dépassent l’entendement.

— En effet, c’est une prouesse. »

L’expression de Tancrède s’assombrit à nouveau.

« Et nous réalisons cet exploit, nous déployons une telle ingéniosité, nous traversons le gouffre spatial avec une telle vélocité dans un seul dessein… Porter la mort. Ce n’est pas la vitesse de la lumière que nous égalons. Plutôt celle des ténèbres. »

Clorinde l’observa dans la pénombre de la coursive. Elle voyait à peine ses yeux, mais les devinait fixés pensivement sur le lointain, sur cet océan d’étoiles. Elle répondit avec douceur :

« Je comprends vos réticences, Tancrède. Mais, nous sommes avant tout les outils de la volonté divine. Nous devons faire respecter les temples chrétiens, où qu’ils se trouvent, car ils sont tous une partie de la maison de Dieu. Même si pour cela nous devons être les porteurs de Ses foudres.

— Oui, bien sûr. Je le sais. »

D’un geste doux, Clorinde lui prit le visage entre ses mains, puis l’embrassa de nouveau. Mais cette fois le baiser dura et ils s’y livrèrent totalement, la rémanence des étoiles qu’ils venaient de voir scintillant encore sous leurs paupières comme s’ils tournoyaient au sein même de la Voie lactée. Puis ils s’écartèrent l’un de l’autre, lentement, et Clorinde dit dans un souffle :