« À bientôt, Tancrède. »
Il la regarda s’éloigner dans le couloir, les contours de sa silhouette à peine éclairés par les veilleuses, jusqu’à ce qu’elle disparaisse totalement dans l’obscurité.
Il était plus de trois heures du matin lorsque Tancrède atteignit le secteur des cabines et pourtant, il ne ressentait nulle fatigue, mais au contraire une excitation extrême due à la soirée qu’il venait de passer.
Encore sous le charme de Clorinde, l’esprit enflammé par le souvenir de la jeune femme, son cœur s’emballait dès qu’il repensait aux deux baisers qu’ils avaient échangés. Depuis qu’il était en âge de séduire, Tancrède avait connu un certain nombre de femmes qui avaient usé de leurs attraits sur lui avec plus ou moins de bonheur sans que jamais aucune ne parvienne à le subjuguer comme Clorinde venait de le faire. Il se sentait ensorcelé. Le simple fait de penser à elle provoquait chez lui une décharge d’adrénaline presque aussi forte que lorsqu’il se trouvait au cœur d’un combat sur un champ de bataille. Jamais encore il n’avait éprouvé de sentiment aussi puissant, aussi irrésistible, aussi troublant. Il comprit alors qu’il était tombé amoureux. C’était nouveau pour lui.
Soudain, il réalisa que désormais, rien ne comptait davantage à ses yeux que la jeune italienne, que son seul désir était de passer à nouveau du temps avec elle, de lui plaire ou de susciter son admiration. Depuis que leurs chemins s’étaient croisés, elle occupait presque constamment ses pensées, à tel point que même son enquête sur la mort de Viviane était passée au second plan dans l’ordre de ses préoccupations. La force de cette prise de conscience l’obligea à s’arrêter net. Il n’arrivait pas à déterminer si cette nouvelle expérience était positive ou si elle recelait quelque danger…
« Et ça n’a aucune importance ! ne put-il s’empêcher de dire à haute voix en riant. Tout ce que je veux, c’est la revoir, et le plus vite possible. »
Satisfait d’avoir ainsi clarifié ses pensées, il allait se remettre en marche lorsqu’un bruit attira son attention.
Il avait cru distinguer une sorte de gémissement lointain.
Tendant l’oreille pour être sûr que la fatigue ne brouillait pas ses perceptions, il entendit nettement des cris étouffés provenant de la cage d’escalier devant laquelle il venait de passer. Afin d’en avoir le cœur net, il s’avança sur le palier et se pencha par-dessus la rambarde. Cette fois-ci, le doute n’était plus permis, des cris assourdis montaient d’un étage inférieur. Il se passait quelque chose en bas.
Tancrède se sentait las et ne rêvait de rien d’autre que de sa couchette, mais son sens du devoir lui interdisait de passer son chemin comme si de rien n’était. Il descendit alors les volées d’escaliers en s’efforçant de ne pas faire de bruit, percevant un peu plus nettement à chaque étage les gémissements poussés par une, ou peut-être deux personnes, ainsi que des éclats de voix. Il lui fallut descendre cinq niveaux pour découvrir de quoi il retournait.
Cachés sous une passerelle, six hommes étaient en train d’en passer à tabac deux autres. Tancrède repéra aussitôt Argant parmi ce qui était vraisemblablement des légionnaires, et l’une des victimes ne lui était pas inconnue. C’était un jeune homme à la longue tignasse blonde qu’il avait déjà vu avec Albéric, un certain Silvère si ses souvenirs étaient exacts. Il n’avait jamais vu l’autre malheureux qui prenait des coups, mais supposa que c’était lui aussi un inerme en entendant les insultes proférées par les brutes qui s’occupaient d’eux, telles que « classe zéro » ou « sous-hommes ». Deux des sbires d’Argant tenaient fermement le dénommé Silvère pendant qu’un troisième le rossait à coups de poing ; les deux miliciens restants s’occupaient de l’autre inerme en le rouant de coups de pied au sol. Un insupportable air satisfait sur le visage, Argant observait la scène, impassible devant les gémissements des malheureux.
« Bande de rats ! s’exclamait le type qui cognait Silvère. On va vous apprendre à fourrer votre sale nez où il faut pas ! »
Un coup de poing dans l’estomac et le jeune homme se plia en deux sous le choc. Deux miliciens le maintenaient pour l’empêcher de s’effondrer. Il fallait qu’il reste en position de prendre des coups. Sachant pertinemment que s’ils opposaient une quelconque résistance cela ne ferait que durcir la correction, les inermes se contentaient d’essayer de retenir leurs cris de douleur. Pas question de donner trop de satisfaction à leurs agresseurs.
Du sang coulait des lèvres fendues de Silvère, son nez avait pris un angle bizarre, son visage était tuméfié, mais il gardait, stoïque, les yeux fixés droit devant lui, comme si les miliciens n’existaient pas. Argant, qui jouissait ouvertement du spectacle, ironisa sur ses victimes :
« Attention les gars, ne les tuez pas, sinon on va avoir les défenseurs des animaux sur le dos ! »
Ses sbires éclatèrent de rire, du rire épais des brutes auxquelles on a lâché la bride et qui peuvent enfin s’adonner au plaisir suprême : infliger la souffrance.
Soudain, une voix derrière eux les fit sursauter :
« Je vois que, comme toujours, la Legio Sancta ne recrute que des lâches. »
Bien qu’elle fût calme, la voix avait claqué comme un coup de feu dans ce grand espace vide. Les hommes se retournèrent d’un bond, aussitôt en alerte. Une silhouette noire se détachait devant l’éclairage blafard de l’escalier, quelques marches plus haut. Ils étaient tant absorbés par leur sinistre tâche qu’aucun n’avait remarqué sa présence. Les mains tremblantes de rage d’avoir été surpris et le souffle court, tous restaient muets, le regard fixé sur l’apparition. Leur chef reprit ses esprits en premier.
« Dégage piéton, si tu ne veux pas avoir de problèmes ! grogna Argant. Rentre dans tes foyers. »
L’homme ne broncha pas. La scène fut comme figée quelques instants durant lesquels tous étaient suspendus à la réaction de l’inconnu. Le silence était si lourd que le simple bruit d’une goutte de sang tombant du visage de Silvère fit tressaillir un légionnaire. L’homme descendit alors les quelques marches qui restaient et entra dans la lumière.
Argant eut un mouvement de surprise en reconnaissant l’ennemi de son maître : Tancrède de Tarente.
« Toi ! » s’écria-t-il, stupéfait. Il sembla aussitôt regretter d’avoir laissé paraître son étonnement et, se reprenant, lança d’un ton méprisant : « Ne traîne pas ici, cloporte, tu pourrais le regretter. »
Assistant au face à face, les sbires comprirent qu’il y avait déjà un contentieux entre leur chef et cette armoire à glace, sans toutefois savoir quoi.
Tancrède, lui, n’avait rien perdu du changement de ton d’Argant ; de simplement haineux, le laquais de Robert était brusquement devenu calculateur. De toute évidence, Argant voyait dans cette confrontation inespérée une chance de réussir ce qu’il avait manqué au Babylone : provoquer un incident avec Tancrède. C’était limpide et il avait de bonnes chances d’y arriver si Tancrède continuait de se mêler de cette histoire. Lorsqu’il avait vu les deux inermes en sang, défigurés par ces abrutis, il avait tout de suite su qu’il allait au-devant de problèmes, mais il s’en fichait éperdument. L’envie de faire ravaler son arrogance à cette brute était de loin plus forte que toute prudence élémentaire. S’avisant que, cette fois, Tancrède offrait prise à ses sarcasmes, Argant s’engouffra dans la brèche :