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Tancrède, les yeux gonflés, un voile de barbe sur les joues, se massait la nuque de la main droite, peinant à émerger du sommeil. Sa voix était rauque.

« Je crains qu’ils ne le regrettent, en effet… »

Le ton de Tancrède éveilla l’inquiétude de Liétaud. Quelques soldats, parmi ceux qui étaient les plus proches, avaient eux aussi entendu la réponse de leur lieutenant et, même s’ils regardaient ailleurs, semblèrent accorder soudainement beaucoup d’intérêt à leur échange.

« Bon, tu me raconteras ça tout à l’heure au réfectoire, on sera plus tranquille, répondit Liétaud avec un coup d’œil aux indiscrets. Prépare-toi tranquillement, je te garderai une place. »

Comme il n’y avait pas de lecture des Écritures durant le petit déjeuner, le réfectoire était toujours un endroit bruyant et agité le matin. Les soldats se saluaient, s’interpellaient, plaisantaient joyeusement entre eux pour tenter de donner un peu de vie au démarrage d’une nouvelle journée qui s’annonçait aussi morne que les autres. Il était temps que ce voyage se termine ; les cinq semaines restantes promettaient d’être longues pour cette armée d’un million d’hommes et de femmes enfermés depuis déjà dix-sept mois relatifs.

Tancrède et Liétaud prenaient leur déjeuner un peu à l’écart, seuls à l’extrémité d’une longue table. Comme toujours, Liétaud mangeait de bon appétit. Tancrède, par contre, n’avait pas touché à ce qu’il avait devant lui. Tout juste avait-il trempé les lèvres dans son café tandis qu’il narrait l’altercation de la veille à son ami qui l’écoutait, soucieux.

« Et tu es certain qu’il s’agissait d’Argant ? demanda Liétaud. Ça aurait pu être un milicien lui ressemblant.

— Certain, répondit Tancrède en opinant. Ce n’est pas le genre de face de traître que l’on oublie facilement.

— Je te l’accorde. Et donc, je suppose qu’en découvrant ces lâches en train de tabasser des inermes à six contre deux, tu n’as pas pu t’empêcher d’intervenir ? »

Liétaud avait posé la question pour la forme, les blessures au visage de Tancrède étaient éloquentes.

« Il fallait qu’ils payent ! s’exclama ce dernier, un peu trop fort. On ne peut pas faire le mal indéfiniment sans avoir à rendre des comptes un jour ou l’autre.

— D’accord, d’accord, tempéra Liétaud pour lui faire comprendre d’être plus discret. Tu as donc foncé dans le tas. Très bien. J’en aurais fait autant. Et comment s’est terminée la bagarre ? »

Le regard de Tancrède, qui brillait de colère un instant plus tôt, s’assombrit soudain.

« J’ai tué Argant. »

Liétaud, qui portait le bol à ses lèvres, suspendit son geste, les yeux arrondis par la surprise.

« Seigneur, tu en es sûr ? »

Tancrède hocha la tête d’un air las.

« Malheureusement, je le suis. »

Il raconta la suite à Liétaud. Lorsqu’Argant s’était effondré, sans vie, trois des miliciens qui se relevaient – les deux autres étaient encore étendus au sol, inanimés – avaient compris que quelque chose de grave venait de se produire. Leur esprit lent ne leur permettant pas de déterminer si, dans cette situation, ils allaient être considérés comme victimes ou comme coupables, ils avaient préféré décamper sans demander leur reste.

Tancrède, quant à lui, avait la tête vide de toute pensée. Les répercussions de ce qui venait de se passer allaient être si importantes qu’il ne parvenait tout simplement pas à les envisager. Certes, il n’avait fait que se défendre, toutefois il venait aussi de se créer un nouveau point faible qui ne manquerait pas d’être exploité par ses adversaires. À peine un quart d’heure plus tôt, il partageait quelques instants de perfection avec la femme la plus extraordinaire qu’il ait jamais connue et maintenant, il se retrouvait impliqué dans un homicide.

Machinalement, bien que le trépas ne fît guère de doute, il avait mis un genou à terre et placé deux doigts sur la carotide d’Argant : aucun pouls. Il l’avait bel et bien tué.

Il s’était relevé et approché des deux inermes. Celui que Tancrède ne connaissait pas était le moins amoché ; il soutenait Silvère qui avait passé un bras autour de ses épaules pour se mettre debout. Le visage de celui-ci était boursouflé et couvert d’éclaboussures de sang. Il lui faudrait longtemps pour se remettre.

« On se connaît… non ? était-il parvenu à articuler péniblement. On s’est déjà croisé, je crois. »

Tancrède avait hoché la tête en guise de réponse. Derrière eux, l’un des sbires d’Argant qui venait de reprendre conscience, se traînait vers le cadavre de son maître en geignant d’une voix éraillée : « Tu l’as tué, ordure ! Il est mort. » Silvère avait ouvert la bouche pour ajouter quelque chose, mais une quinte de toux l’en avait empêché, projetant devant lui une brume sanglante. Tancrède avait levé la main pour lui faire comprendre qu’il n’y avait rien à dire et l’inerme lui avait rendu un regard qui disait clairement qu’il avait saisi ce qui venait de se jouer ici. Malgré la douleur qu’il devait éprouver, il avait trouvé la force d’esquisser un sourire pour le remercier et avait quitté les lieux, toujours soutenu par son compagnon d’infortune.

Après avoir passé quelques instants à remettre de l’ordre dans ses pensées, Tancrède avait fait la seule chose à faire en pareil cas : appeler la police. Son sens de l’honneur lui interdisait de fuir comme un lâche sans assumer son acte. Les policiers étaient rapidement arrivés sur place, puis, constatant le décès, avaient aussitôt mis aux arrêts Tancrède, qui avait reconnu être l’auteur de l’homicide, ainsi que les deux miliciens encore présents, même s’ils juraient leurs grands dieux qu’ils n’étaient que victimes. Toutefois, dès que le chef de brigade avait compris que des personnalités étaient impliquées, il s’était hâté de contacter se hiérarchie afin d’éviter toute fausse manœuvre avec un membre de l’aristocratie et un conseiller spécial d’un membre du Conseil – même mort. Il n’avait fallu que quelques minutes pour que la réponse arrive : tout le monde devait être libéré sur le champ et le cadavre immédiatement emporté au Central.

Tancrède avait manifesté une certaine surprise devant cette décision ; néanmoins, le chef de brigade s’était contenté de lui ôter les menottes et de l’informer qu’il serait bientôt convoqué au commissariat pour faire une déposition. Il avait alors repris le chemin de ses quartiers, l’esprit trop embrouillé par la fatigue et le stress pour questionner davantage le policier.

Liétaud avait écouté la fin de l’histoire sans interrompre son ami.

« À mains nues, contre six hommes… finit-il par dire. Par le Christ, il ne fait pas bon te chercher des noises. »

Il observa Tancrède en essayant d’imaginer ses pensées.

« Cette fois, tu vas écoper de sérieux problèmes, c’est ça ? »

Tancrède repoussa son bol de café sur le côté, il n’y avait pratiquement pas touché, et de toute façon, il était froid.

« C’est ça.

— Par contre, ça n’entamera pas ta popularité parmi les troupes. Argant était cordialement détesté par à peu près tout le monde dans l’armée croisée. »

Mais Tancrède n’écoutait plus, il regardait quelque chose au-dessus de l’épaule droite de Liétaud. Celui-ci se retourna et vit deux policiers militaires qui venaient d’entrer dans le réfectoire et scrutaient les tablées à la recherche de quelqu’un. Soudain, ils les repérèrent et se dirigèrent vers eux. Tout le monde cessa de parler et la grande salle devint brusquement silencieuse.

« Bon sang, chuchota Liétaud, ils ne vont quand même pas t’embarquer encore une fois devant tout le monde ! »