Les deux policiers militaires s’arrêtèrent devant leur table. Après un bref salut, l’un d’eux tendit à Tancrède un pli cacheté : « Tancrède de Tarente, je dois vous remettre ceci en mains propres. »
Quelque peu surpris, l’intéressé prit la lettre et les deux policiers saluèrent de nouveau, puis tournèrent les talons. Comme il n’y avait rien de croustillant à voir, le reste de la salle se désintéressa de la scène et les conversations reprirent. Tancrède décacheta le pli d’un geste rapide et en parcourut le contenu.
« C’est une convocation pour une séance disciplinaire du Conseil Croisé, cet après-midi même, résuma-t-il à l’attention de Liétaud.
— Le Conseil Croisé ? Quel rapport ? Je m’attendais plutôt à revoir l’inspecteur Danon pour une affaire de ce genre.
— Moi aussi. Je me demande d’ailleurs si cela n’aurait pas été préférable…
— Allons, après tout, tu n’as rien à craindre ! Tu étais en état de légitime défense…
— Oui, oui, bien sûr… »
Pour Tancrède, c’était là le nœud du problème. Pas un problème légal ou juridique, mais un problème moral. Il s’était certes défendu contre une lâche agression d’Argant et c’était la propre arme de celui-ci qui avait mis un terme à sa vie. Cependant, Tancrède savait que ce n’était pas seulement la nécessité de sauver deux innocents qui l’avait conduit à intervenir, mais bien le désir d’affronter l’un de ses principaux ennemis. La colère et la haine avaient dicté son comportement. Le temps d’une bagarre, il s’était comporté comme ceux qu’il combattait.
Il ruminait encore ces pensées désagréables en quittant l’ordinaire, toujours en compagnie de Liétaud qui, pour respecter son trouble, avait évité de le questionner davantage. Dès qu’ils furent dehors, un vieil homme attendant de l’autre côté de l’allée vint à eux. Tancrède reconnut aussitôt Evrard Béraut, l’un des six templiers à bord.
Depuis la première réunion – tumultueuse – de l’Ordre sur le Saint-Michel, Tancrède s’était efforcé de mieux connaître le vieil homme qu’il admirait autant pour sa bravoure passée que pour l’acuité de sa pensée, sans parvenir à tisser des liens d’amitié avec lui. Bien que semblant l’apprécier, Evrard Béraut ne s’était jamais départi d’une certaine réserve à son égard, comme si l’imprévisible lieutenant lui rappelait trop le jeune soldat qu’il avait été des décennies plus tôt.
« Pardonnez-moi de vous aborder ainsi, dit-il de sa voix claire aux deux hommes. J’aimerais parler un instant à Monsieur de Tarente.
— Liétaud, demanda Tancrède à son ami, pourrais-tu… ? »
Comprenant ce qu’on attendait de lui, Liétaud précéda la demande : « Bien sûr, pas de problème. On se retrouve tout à l’heure au dôme d’entraînement ! »
Tancrède reporta son attention sur Béraut.
« Je vous écoute.
— J’ai été informé de ce que vous avez fait. On m’a prévenu ce matin, à l’aurore. »
Toujours direct et sans fioritures.
« Vous conviendrez que je vous avais mis en garde contre votre tempérament. Toutefois, je n’imaginais pas une telle… mésaventure. »
J’espère qu’il n’est pas venu pour me faire la leçon, ce n’est pas franchement le moment.
« Au moins cette mésaventure a-t-elle le mérite de montrer que vous ne vous êtes pas trompé à mon sujet », répondit Tancrède froidement.
Evrard eut l’air de prendre conscience de son manque de tact et, par contrecoup, Tancrède comprit qu’il était dans l’erreur : le vieux soldat était en réalité désolé pour lui.
« Ne vous méprenez pas sur le sens de mes propos, reprit son frère dans l’Ordre. Dès le premier Conseil templier, j’ai vu que vous n’étiez pas homme à transiger, ni à courber l’échine, ce qui chez vous constitue un mélange explosif. Mais passons, je ne suis pas venu pour cela. » Il hésita un peu avant de continuer. « Même si je me doute de la réponse, je voulais vous poser une question avant que les événements ne s’accélèrent. »
D’accord, je vois où vous voulez en venir, pensa Tancrède avant de dire d’un air un peu agacé :
« Suis-je responsable de ce qui est arrivé ?
— Non, répondit Béraut du tac au tac. Responsable, vous l’êtes sans aucun doute. Vous avez assumé la responsabilité de vos actes dès l’instant ou vous avez choisi d’intervenir dans cet incident.
— Incident ? »
Béraut leva la main pour temporiser.
« Ne vous emballez pas. J’éprouve moi aussi un profond mépris pour la mal nommée Legio Sancta et condamne la manière dont elle se comporte, surtout avec les inermes. Ma question était plutôt : aviez-vous une raison suffisante d’en arriver à cette extrémité ? »
Tancrède faillit répondre que sauver deux innocents d’un ignoble passage à tabac était une raison amplement suffisante, mais un tintamarre éclata soudain à côté d’eux. Le chauffeur d’un véhicule qui avait dû piler pour éviter un piéton klaxonnait comme un sourd tandis que l’autre lui lançait des invectives. Tancrède invita Evrard Béraut à marcher pour s’éloigner, se donnant ainsi un peu de temps pour trouver une meilleure réponse.
Porter secours à des innocents était certes une raison suffisante, toutefois, il avait attaqué le premier, donc il voulait en découdre. Aider les inermes n’était que le prétexte dont il avait besoin. Béraut méritait la franchise : « Argant, l’homme que j’ai… tué, avait pour instructions de me provoquer, de me faire harceler, de me pousser à la faute. Il est probable qu’un jour ou l’autre, il y serait arrivé. »
Béraut attendait la suite, le fixant de son regard intense.
« Je n’aurais pas dû céder à la colère et je n’ai pas voulu qu’il meure. Même un homme comme lui ne méritait probablement pas la mort. Il est possible que j’aie confondu la cause juste de la défense des innocents avec celle, moins honorable, de l’assouvissement de ma colère. Si c’est cela que vous voulez me faire dire, alors je vous le dis : je n’ai pas respecté le message du Christ, j’ai laissé la colère dicter mes actes. »
Béraut avait abandonné l’air grave qu’il arborait depuis tout à l’heure. Cette réponse n’était peut-être pas celle qu’il espérait, mais elle n’avait pas l’air de lui déplaire. Il dit d’une voix plus chaleureuse :
« Mon objectif n’était pas de vous déstabiliser, Tancrède. Vous possédez, plus que tout autre, la capacité de vous remettre en question, de contester en vous-même ce que vous considérez comme acquis. C’est ce que j’aime en vous, et c’est aussi ce qui vous fragilise tant. Argant avait choisi son mode de vie et, incidemment, sa mort. Le hasard vous a attribué le rôle de son bourreau en vous plaçant sur sa route, mais c’est lui-même qui, à travers ses actes, a suivi un chemin de violences et de malfaisances qui l’a mené vers son tragique destin. »
Si Tancrède ne savait pas pourquoi le vieil homme éprouvait le besoin de venir lui dire cela maintenant, il ne pouvait nier que ces paroles le réconfortaient un peu.
« Malheureusement, lâcha Béraut, j’ai autre chose à vous dire. »
Nous y voilà. Tancrède se contracta.
« À mon grand regret, je dois vous prévenir que le Conseil templier ne vous soutiendra pas.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je ne suis pas surpris. »
Tancrède regretta aussitôt ce cynisme.
« Vous aurez compris, je suppose, que je n’approuve pas cette décision, reprit Béraut sans relever. Comme vous, je n’ai jamais beaucoup aimé la politique, néanmoins nous ne pouvons pas faire comme si elle n’existait pas. »