Encore une fois, Tancrède resta silencieux. Il n’y avait rien de plus à ajouter.
« J’ai tenu à venir en personne vous l’annoncer, car il est probable que dans les prochaines heures, vous ne trouverez guère de soutien, même moral. (Il lui serra le bras, d’un geste affectueux qui toucha Tancrède.) Je ne suis plus qu’un vieil homme, un soldat retiré des champs de bataille et auréolé d’une vieille gloire qui n’intéresse plus grand monde, mais je vous conjure de croire que, si j’avais encore aujourd’hui un quelconque pouvoir, je l’aurais sans hésiter employé à vous aider. »
Robert de Montgomery, duc de Normandie, exultait en sortant des appartements de Pierre l’Ermite. Il avait obtenu ce qu’il désirait : la convocation du Conseil Croisé en session disciplinaire extraordinaire pour juger du cas Tancrède de Tarente. Il restait quelques heures avant le début de la séance et Robert comptait bien mettre ce délai à profit pour transformer le faux pas de cet insupportable roquet en une chute dont il ne se relèverait pas.
Lorsqu’il avait été réveillé au cœur de la nuit par le chef de la police, il avait d’abord pesté contre cet imbécile qui avait l’outrecuidance de troubler son sommeil. Il s’était bien assuré que celui-ci entendrait ses insultes tandis qu’un valet lui tendait le messageur pour qu’il prenne la communication. L’annonce de la mort d’Argant l’avait ensuite laissé sans voix quelques instants. Bien qu’il ne fût pas réellement attaché à son lieutenant – il n’était d’ailleurs attaché à personne et en tirait une certaine fierté – il appréciait sa discrétion ainsi que sa capacité à exécuter toutes les basses besognes sans sourciller. Trouver quelqu’un pour le remplacer prendrait du temps.
Toutefois, entrevoyant aussitôt le profit qu’il pouvait tirer de cet événement, il s’était vite repris. S’il parvenait à convaincre Pierre l’Ermite qu’afin de ne pas donner trop de retentissement à cette affaire, il fallait la traiter avec célérité et discrétion en session disciplinaire du Conseil plutôt que devant un tribunal, alors il tiendrait là une véritable chance de briser son adversaire pour de bon.
Tout d’abord, il fallait ordonner au chef de la police de relâcher Tancrède de Tarente, sans quoi l’affaire deviendrait immédiatement judiciaire. Or, il savait que judiciairement, même devant un tribunal militaire, le jeune lieutenant pourrait plaider la légitime défense et qu’en raison de ses antécédents et de ceux d’Argant, on lui donnerait probablement raison. Seul le Conseil Croisé pouvait l’envoyer en cour martiale où il serait condamné sévèrement, et le Conseil pouvait être influencé. Pour cela, il suffisait de mettre les modérés en minorité.
Il se rendit donc sans attendre chez son meilleur allié, Raymond de St. Gilles, afin de lui exposer sa stratégie.
Pour commencer, il y avait un moyen simple d’éliminer temporairement un membre modéré du Conseil : faire pression sur le commandant de bord, Hugues de Vermandois. Il connaissait depuis longtemps ses penchants sexuels et avait plusieurs fois failli les utiliser dans d’autres affaires. Il se félicitait d’avoir eu la sagesse de conserver cet atout jusqu’à aujourd’hui. Le bougre n’avait qu’à se faire porter pâle ou trouver Dieu sait quelle excuse, il ne se présenterait pas au prochain Conseil sous peine de voir sa perversion étalée dans tous les médias !
Ainsi, seuls Bohémond de Tarente et Godefroy de Bouillon seraient en mesure d’apporter leur voix à Tancrède, tandis que lui-même, Raymond de St. Gilles et Pierre l’Ermite voteraient pour la comparution devant la cour martiale où une lourde sanction serait sans aucun doute appliquée. Probablement la dégradation et une longue peine d’emprisonnement. La seule inconnue de cette équation était le nouvel évêque nommé après la mort d’Adhémar de Monteil, Monseigneur de Pont-du-Roy, dont Robert ignorait encore les convictions réelles et le degré d’indépendance. Cela étant, la simple arithmétique jouait en sa faveur, puisque la voix de Pierre l’Ermite, en tant que chef du Conseil, comptait double. Donc, même dans le cas improbable où l’évêque de Pont-du-Roy voterait en faveur de Tancrède, le Conseil Croisé le condamnerait.
Contenant à peine sa joie, Robert sentit des ailes lui pousser tandis qu’il courait, plus qu’il ne marchait, en se rendant chez le comte de Toulouse. Soudain, une nouvelle idée germa en lui. Décidément, toutes les informations qu’il accumulait depuis des années semblaient devoir lui servir aujourd’hui ! Il y avait une personne qu’il pourrait faire comparaître lors de cette session disciplinaire qui serait certainement ravie de venir porter l’estocade à un Tancrède de Tarente déjà à terre. Il allait de ce pas la contacter et l’inviter à prendre part à l’hallali.
Flippé.
Voilà comment je me sentais avant de tenter de hacker la zone noire. Flippé.
Depuis que ce laborantin du secteur L m’avait raconté son étrange histoire de séquençage d’ADN soi-disant « pur », je m’étais plusieurs fois répété que ce serait intéressant de creuser un peu dans cette direction. La seule piste dont je disposais était que le commanditaire de ces cellules mystérieuses avait un degré d’accréditation très élevé. Le genre de numéro ID qui mène directement dans une zone noire de l’Infocosme.
Plusieurs fois donc, j’avais décidé de tenter ma chance avant de me décourager devant le risque que cela représentait. Si le programme pirate que j’allais devoir concevoir pour entrer dans ces zones militaires ultraconfidentielles ne fonctionnait pas comme prévu, le simple fait de franchir leur obscure frontière déclencherait une alerte qui non seulement bloquerait ma progression, mais surtout, provoquerait l’exécution d’une contre-mesure mortelle : un choc neuronal envoyé directement dans le cortex du pupitreur hors-la-loi (en l’occurrence, moi), réduisant son cerveau à une gelée inerte. On ne badinait pas avec le secret militaire.
Cependant, le temps passant, le désir de savoir avait peu à peu rongé ma prudence et je m’étais plusieurs fois surpris à réfléchir à un programme original qui me permettrait de contourner les défenses de ces zones supérieurement sécurisées. Je dois ajouter que j’étais également encouragé dans cette voie par le sentiment de plus en plus net que certains des sujets sur lesquels le Réseau enquêtait, notamment ceux ayant trait au Foudroyeur, convergeaient tous dans une même direction, construisant peu à peu un schéma global et cohérent qui finirait par révéler quelque chose d’important. Je n’aurais su donner d’argument rationnel pour expliquer cette impression, mais elle était tenace et il me semblait que cet ADN spécial pouvait en faire partie.
J’étais donc aujourd’hui dans l’Infocosme, loin de ma zone d’attribution, les tripes en vrac et la gorge nouée, mon avatar dérivant lentement devant la masse noire menaçante d’une zone de secret militaire, prêt à tenter un coup à peu près aussi périlleux que tirer cinq fois de suite à la roulette russe. Si mon pantin virtuel avait été capable de sudation, il aurait eu les mains moites. N’ayant bien entendu aucun droit de me trouver là, j’avais pris soin de charger le hack de Clotilde en tâche de fond afin d’être invisible aux yeux des autres pupitreurs travaillant dans le coin.
J’activai alors le programme que j’avais conçu dans ma boucle de mémoire locale.
Un brin de données apparut dans ma paume droite, poussant bien droit comme une tige de blé filmée en accéléré. Je dis « brin de données » parce que c’était l’aspect que je lui avais attribué, mais bien entendu, cela n’avait rien à voir. C’était en réalité une sorte de sonde. Mon idée était simple : il était si risqué de faire pénétrer son avatar dans une zone noire qu’il valait mieux ne même pas essayer. J’avais ainsi programmé un hack de telle manière qu’aux yeux des programmes de protection il apparaisse comme un simple brin de données, un peu plus étiré que la moyenne. Si j’avais fait du bon boulot, il passerait inaperçu. Si j’avais fait du mauvais boulot, il déclencherait les alarmes et je devrais me débiner vitesse grand V. Et si j’avais vraiment sous-estimé la qualité des programmes anti-intrus, je serais peut-être grillé sur place.