Un frisson me secoua les épaules. Mieux valait ne pas y penser. Je n’avais parlé de ce truc à personne. Ni à Clotilde, ni même à Pascal. On m’aurait traité d’inconscient et surtout, il me serait devenu impossible de sermonner ceux qui abusaient du hack de Clotilde en prenant des risques inconsidérés.
Le brin était maintenant assez long pour frôler le mur noir. Sa fine tige grise se perdait presque sur l’arrière-plan couleur ténèbres de la zone confidentielle, et l’extrémité du brin, d’un orange luminescent, y projetait un léger halo. Il était temps de se lancer. Sans réfléchir davantage – sinon, j’aurais probablement renoncé – je courbai le brin et enfonçai la sonde dans le mur.
Rien ne se produisit. Je n’osais même plus respirer. Si un cadre était passé près de moi à cet instant au pupitre, il se serait probablement inquiété de ma tension anormale. Un pupitreur n’est pas censé rester connecté lorsque la fréquence de ses ondes cérébrales dépasse un certain seuil, environ trente hertz. Le programme affichait donc en permanence mon rythme bêta à droite de mon champ de vision afin que je sois prévenu si jamais je me rapprochais de la limite fatidique. Si mon rythme montait trop haut, le Nod m’éjecterait préavis et on ne manquerait pas de me demander la raison de ce soudain emballement de mes ondes cérébrales. Difficile à justifier avec le travail routinier et rébarbatif que j’étais supposé exécuter lors de mes sessions.
Le brin continua de croître et soudain, il déboucha à l’intérieur de la zone confidentielle. Une alerte clignota brièvement devant moi ; je crus que mon cœur allait s’arrêter. Mais c’était simplement mon hack qui me prévenait que je pouvais désormais monitorer la tête du brin et visualiser l’autre côté du mur.
Pas d’alarme générale. Pas de gelée cervicale. Je l’avais fait, j’étais à l’intérieur !
Du calme. J’avais fait le plus dur, mais n’étais pas pour autant hors de danger. Si je perdais mon sang-froid, je pouvais encore me faire repérer. Même si ce que j’avais à faire de l’autre côté n’était pas long, cela réclamait du doigté.
Ce que je voyais n’était pas très différent des zones interdites à sécurité simple que nous avions déjà piratées. Des fichiers sous forme de brins de données standards, groupés dans des cubes de répartition, séparés par des travées aux lignes claires permettant une circulation fluide des avatars, le tout baignant dans l’habituelle lumière multicolore de l’Infocosme. Une fois ici, même un inerme n’était pas dépaysé. En fait, la difficulté consistait seulement à entrer. Néanmoins, il y avait tout de même une différence notable : les cerbères.
Ces programmes étaient les gardiens du temple. Symbolisés par de complexes figures géométriques, ils ressemblaient un peu à des origamis abstraits se mouvant lentement sur la surface interne des zones noires. Leur périphérie était hérissée d’une multitude de petits triangles acérés se déplaçant au rythme des multiples reconfigurations qu’opérait le programme afin de s’adapter à une éventuelle attaque extérieure. Sur le moment, je trouvais qu’ils ressemblaient à de monstrueux insectes bougeant frénétiquement leurs antennes pour traquer leurs proies.
Il ne fallait surtout pas que l’un d’eux touche le brin de données qui transperçait la paroi et je dus rester intensément concentré pour impulser une ondulation correcte à celui-ci de sorte qu’il évite chaque gardien dont il risquait de croiser la route. J’avais presque l’impression de jouer à la corde à sauter.
Ma sonde commença alors son travail, s’étirant sans fin pour passer dans les travées et balayer tous les cubes de répartition afin de trouver l’information dont j’avais besoin. Plus d’une fois, je faillis me laisser tenter par certaines données confidentielles intéressantes pour nous, mais je ne pouvais me permettre de les télécharger, chaque minute supplémentaire passée dans cet endroit augmentant de manière exponentielle le risque de se faire prendre. Maintenant, le brin s’étirait tellement qu’il devait être bien visible de n’importe quel point de cette zone. Par chance, aucun avatar n’était en vue, donc aucun pupitreur n’y travaillait pour le moment.
Mon rythme bêta frôlait désormais les vingt-huit hertz et mon cœur battait à un rythme absurdement élevé. Je me fis la réflexion que bientôt, les cerbères n’auraient pas besoin de m’envoyer de décharge neuronale dans le cerveau pour me tuer, une simple crise cardiaque leur mâcherait le boulot d’un instant à l’autre, lorsque soudain, mon programme de balayage trouva enfin l’information tant désirée. Je faillis pousser un cri de joie. Une seconde plus tard, ma sonde se connectait au brin concerné et en aspirait toutes les données nécessaires. Mon programme laisserait des traces de son passage, mais rien qui permettrait de m’identifier ; ça, c’était la partie facile du hack.
Le nom du commanditaire du mystérieux « ADN pur » apparut alors devant moi.
Je déglutis péniblement en le lisant plusieurs fois afin d’être sûr que mes yeux ne me trahissaient pas, puis me rappelant où je me trouvais, téléchargeai rapidement le reste des données qui permettraient de valider cette preuve aux yeux des autres. Maintenant, l’urgence était de sortir, j’aurais tout le temps après de mesurer les implications de cette découverte. J’activai le retrait de la sonde et celle-ci repartit aussitôt en arrière, traçant son chemin en sens inverse à toute vitesse, presque comme si j’aspirais un vermicelle. Dans la précipitation finale, je manquai de toucher un bot anti-intrusion au moment où le brin sortait de la zone noire en claquant comme un fouet. Je vidai ensuite ma boucle de mémoire locale afin que nul ne puisse jamais vérifier quel programme y avait été chargé.
Un coup de talon m’éloigna rapidement de ce mur maudit et lorsqu’enfin je fus hors de danger pour de bon, je quittai le hack de Clotilde qui m’avait permis d’être invisible durant tout le temps qu’il m’avait fallu pour commettre mon forfait. Alors, et seulement alors, je pus savourer le plaisir de l’exploit que je venais d’accomplir et l’importance de l’information que je venais de recueillir.
Il fallait que je voie Tancrède au plus vite pour le lui annoncer !
La salle du Conseil Croisé bruissait d’une activité inhabituelle, de nombreux assesseurs, clercs et gardes s’affairant en urgence pour préparer cette session imprévue.
Presque tous les barons étaient déjà là, à l’exception remarquée d’Hugues de Vermandois. Robert de Montgomery, les coudes posés sur les accoudoirs de son fauteuil, les mains jointes devant son menton, arborait un air inhabituellement calme ; Bohémond de Tarente, le visage buriné encore plus marqué que de coutume, semblait accablé à l’avance par ce qui allait se dérouler ici ; à ses côtés, Godefroy de Bouillon, soucieux, tentait de donner le change en s’acquittant de ses tâches habituelles d’avant conseil, comme signer les procès-verbaux des précédentes séances ; puis, Raymond de St. Gilles, parfaitement détendu, devisait à mi-voix avec l’un de ses assesseurs comme si la session d’aujourd’hui était tout à fait ordinaire.