« … Si vous avez une question sur votre statut de classe zéro, des problèmes de santé ou n’importe quoi d’autre, vous devez vous adresser au bureau interarmes des inermes dans le quadrant administratif. Si vous êtes un problème à bord, pour des questions de discipline ou autres, c’est à moi que vous aurez affaire, et dites-vous bien que j’adore régler les problèmes de tire-au-flanc ! »
Pour ça, je te fais confiance. Je te vois bien le soir, dans les faubourgs, à traquer les juifs relaps avec tes amis miliciens.
« … Donc, n’oubliez pas : vous êtes à bord par nécessité, mais aucun de vous n’est irremplaçable. Au premier mouvement de travers, vous serez cassés ! Si vous aimez le trou, dites-le-moi : je peux vous obtenir dès maintenant une place attitrée au cachot quatre étoiles… »
Je préférai cesser d’écouter le flot venimeux déversé par cet abruti pathétique pour me concentrer sur mon malaise dont les effets semblaient redoubler plutôt que diminuer. Je voulus tenter de contrôler ma respiration en prenant de profondes inspirations, mais j’aggravais les choses en me suroxygénant. La tête me tourna encore plus et je commençai à craindre de ni écrouler par terre, attirant l’attention du sadique en uniforme qui arpentait la pièce. D’ailleurs, pourquoi restait-il ici celui-là ? Son petit laïus était terminé, pourtant il s’éternisait là, à tourner parmi les inermes, rôdant comme un prédateur cherchant sa proie. Personne n’osait relever la tête et croiser son regard, car tous savaient que les soldats réguliers n’avaient besoin que d’un prétexte pour passer leurs nerfs sur un inerme. Le sergent se dirigea enfin vers la sortie, lançant un dernier avertissement sarcastique : « N’oubliez jamais que vous n’êtes rien ici, alors filez droit ! »
Il franchit le seuil, suivi des deux armoires à glaces de la police militaire qui l’escortaient, et les inermes se retrouvèrent enfin entre eux dans la cabine collective. Pour la plupart, c’était la première fois depuis quatre jours qu’ils n’étaient plus sous la surveillance directe de militaires hostiles.
Je soupirai de soulagement et me pressai le front contre la porte de mon placard, savourant la sensation du contact métallique dont la fraîcheur éloignait un peu le vertige qui ne m’avait pas quitté depuis le transfert en VTO. Peu à peu, la cabine cessa de tanguer autour de moi. Je pus enfin m’asseoir sur le bord de la couchette et détendre mes jambes flageolantes.
« Un sacré connard ce sergent, hein ? »
Cette pensée profonde venait d’être exprimée par mon voisin, un jeune homme à la tignasse brune mal peignée, qui semblait à peine sorti de la puberté malgré un visage sévère barré de deux belles balafres. Il avait déjà commencé à ranger ses affaires dans l’armoire de sa couchette. Je me levai dans l’intention en faire autant :
« J’ai peur qu’il ne soit un élément tristement représentatif des cadres que nous aurons sur le dos pendant les années à venir. »
L’autre acquiesça d’un hochement de tête désabusé.
« Je ne suis pas sûr que je les supporterai jusqu’au bout, ces abrutis. »
Que croyait-il celui-là ? Que je n’avais déjà pas assez de mes propres états d’âme ?
« Tu feras comme tout le monde : serrer les dents en espérant revenir quand tout sera fini. »
Il eut l’air un peu piqué.
« Tu es si sûr qu’ils tiendront leur parole ? Tu es sûr de revoir la Terre même s’ils gagnent cette campagne, hein ? » Le petit salopard n’aurait pas pu trouver de répartie plus cinglante. Cette réponse était pour moi comme un dard glacé planté droit dans le cœur. Depuis le début, je m’acharnais précisément à ne pas penser à cette possibilité tant elle m’horrifiait. Ne jamais revoir la Terre, ne jamais revoir ces paysages normands si chers à mon cœur, ne plus jamais sentir le soleil sur mon visage… Ne jamais revoir ma famille.
Si je ne revenais pas, Guillemette et papa sombreraient à coup sûr dans la déchéance la plus totale. Cette idée me révoltait plus que tout. Imaginer ma sœur mendier aux portes des villes les jours de marché et papa finissant dans les terribles geôles communales pour avoir volé quelques pommes dans un verger… Non. Il fallait revenir. Il fallait qu’ils tiennent leur promesse.
« Oui, je reverrai la Terre ! »
J’avais prononcé ces mots avec tant de conviction que mon voisin arrêta de ranger son armoire pour me dévisager.
« Toi, tu sais ce que tu veux, hein ?
— Tu dis toujours hein à la fin de tes phrases ?
— Oh, Monsieur est bien élevé, hein ? On a fait des études à ce que je vois. Pourquoi on t’a mobilisé toi, à part pour reprendre les autres sur leur syntaxe ? »
Si ce jeune blanc-bec voulait me prendre de haut, il allait être servi. Je mis juste ce qu’il fallait de fausse modestie dans ma réponse.
« Ingénieur en bio-informatique, catégorie D.
— Ah, répondit-il machinalement, comme moi, quoi. »
De surprise, je me redressai vivement et, comme j’étais penché sur la couchette pour sortir mes affaires du paquetage, je me cognai la tête à celle du dessus.
« Hein ? Aïe ! Toi aussi ?
— Et alors ? Tu pensais être le seul gars sur Terre à pouvoir faire ce genre d’études, hein ?
— Non, non, bien sûr. »
Bon sang, mais comment un type aussi primaire peut-il avoir atteint la catégorie D ? Il cache bien son jeu celui-là.
« Alors, nous allons certainement travailler ensemble au bioStruct, repris-je en me massant le crâne.
— Je ne sais pas. Ça dépend de ta spécialité. Moi, je suis pupitreur 2CG ergo-commandes. »
Exactement comme moi. Je ne savais pas si je devais me réjouir ou non de cette nouvelle : « Hmm. Eh bien moi aussi. »
Il me sourit alors à pleines dents et me tendit la main : « Enchanté, cher collègue. »
Je lui serrai la main en sentant mon intérêt s’éveiller pour ce jeune homme qui semblait fruste au premier abord, mais se révélait vif d’esprit et formé pour un travail qui demandait de rares compétences.
« Je m’appelle Albéric Villejust, et toi ?
— Pascal Jalogny.
— Content de te connaître. Excuse-moi pour tout à l’heure, je n’ai pas très bien supporté le trajet et je me sentais mal.
— Je comprends. Pas de problème.
— D’où viens-tu ?
— Paris. J’habite pas loin du marché des blancs-manteaux. »
— Je connais ce quartier, répondis-je, hochant la tête.
— Tu es parisien aussi ?
— Non, ma famille vit à Vernon. C’est dans l’Eure, à quatre-vingts kilomètres de la capitale. Mais j’ai fait mes études à Paris. Que font tes parents ? Ils travaillent aussi dans la bio-info ?
— Mes parents sont morts, il y a huit ans. Ils étaient marchands.
— Oh, désolé.
— Ce n’est rien, tu ne pouvais pas savoir. Ils ont été tués par un fils de marquis et sa bande de petites frappes. Ils avaient bu, il était tard, ils cherchaient de pauvres gens sur lesquels se défouler et ce sont mes parents qu’ils ont trouvés. »
Il avait dit cela froidement, les yeux perdus dans le vide, presque comme si cela ne le concernait pas. Je ne trouvai rien à lui répondre ; ce genre de choses arrivait souvent dans les campagnes – à Paris, c’était plus rare – et cela me révoltait chaque fois. Les fils de nobles, désœuvrés et capricieux, trompaient régulièrement dans la violence leur ennui doré, encouragés en cela par toutes sortes de graines de délinquants, vivant à leurs crochets en vrais parasites. Ces virées nocturnes se terminaient souvent dans le sang, mais la tolérance des autorités était proportionnelle au rang du criminel. La plupart du temps, le jeune noble et sa suite n’écopaient que d’un avertissement, pas même consigné.