Un nouveau venu siégeait ici pour la première fois : l’évêque Philippe de Pont-du-Roy. Avec le décès d’Adhémar de Monteil, la croisade s’était trouvée sans légat pontifical, seul habilité à porter officiellement la parole d’Urbain IX. Pour remédier à cette situation, Pierre avait dû rapidement proposer au pape une liste de quelques personnes à bord susceptibles d’être consacrées évêque et de tenir le rôle de fonctionnaire docile que remplissait si bien feu Monseigneur de Monteil. Malheureusement, les hauts dignitaires du clergé embarqués à bord du Saint-Michel étant fort peu nombreux, la liste s’était réduite à quelques prieurs et chanoines divers officiant dans les nombreuses églises du bord et le seul nom crédible pour un tel poste qui s’était imposé au sein de cette énumération d’inconnus était le prieur Philippe de Pont-du-Roy, ex-conseiller d’Adhémar lui-même.
Urbain IX l’avait donc aussitôt ordonné évêque, puis nommé dans le diocèse du Puy où son ancien maître officiait, avec comme mission de se faire le porte-parole du Vatican pour la Sainte Armée et d’exécuter à la lettre toutes les consignes du souverain pontife.
C’était un homme de taille moyenne, silhouette longiligne et mâchoire toujours impeccablement rasée, dont le visage neutre restait imperturbable quelles que soient les circonstances à tel point que personne n’avait jamais vraiment remarqué sa présence derrière le très mondain Adhémar de Monteil. Aujourd’hui, pour sa première séance du Conseil, son expression ne reflétait rien d’autre que la concentration requise pour une telle circonstance. Les barons faisaient d’ailleurs à peine attention à lui.
Soudain, toutes les discussions et messes basses s’interrompirent, Pierre l’Ermite venait de faire son entrée dans la salle. En quelques longues enjambées, il gagna l’imposant fauteuil central tandis que tout le personnel non autorisé quittait les lieux, ne demeurant sur place que quelques assesseurs, discrètement installés derrière leurs maîtres respectifs.
Godefroy crut déceler derrière le masque hiératique que s’efforçait de montrer Pierre une colère sourde qui ne demandait qu’à éclater. Cela ne le surprit pas, il savait combien le Prætor peregrini détestait les imprévus, les événements sur lesquels il ne pouvait exercer de contrôle. En revanche, ce qui surprenait le duc de Basse-Lorraine était l’absence de son ami, le commandant de bord Hugues de Vermandois qui s’était fait excuser auprès du Conseil pour des raisons techniques, un « problème grave sur le vaisseau requérant sa présence ailleurs ». Ce n’était qu’une intuition, mais il aurait parié que Robert de Montgomery n’était pas étranger à la vacance du siège d’Hugues ce jour-là. Il se doutait que, vu les circonstances, ce diable de Robert devait préparer un mauvais coup sans toutefois parvenir à deviner lequel.
« Seigneurs, entama Pierre d’une voix qui ne laissait guère de doute sur son humeur, je déclare cette session extraordinaire du Conseil Croisé ouverte ! Je vous rappelle que nous sommes ici pour juger du cas du lieutenant Tancrède de Tarente, de son comportement au sein de notre armée ainsi que des événements dans lesquels il a été impliqué la nuit dernière. Étant donné les faits et le statut social de l’intéressé, il m’est apparu que cette séance disciplinaire était préférable à un procès strictement judiciaire. Si personne n’a d’objection à formuler sur cette décision, nous pourrons commencer. »
Pierre s’interrompit et attendit quelques instants qu’un éventuel baron prenne la parole, puis il annonça d’une voix solennelle : « Gardes, faites entrer Tarente le jeune ! » Les deux gardes postés près des portes en ouvrirent les battants et Tancrède de Tarente pénétra dans la salle. L’assesseur annonça : « Tancrède de Hauteville, dit de Tarente, fils de Eudes Bonmarchis, comte de Lisieux et de Emma de Hauteville ! »
Vêtu de son uniforme de cérémonie gris sombre, écharpe brodée du Méta-guerrier en travers du torse, distinctions militaires sur le cœur et galon doré sur l’épaule gauche, il s’avança jusqu’au centre de la salle, au point de convergence de tous les regards. Il s’arrêta et se campa bien droit face à Pierre l’Ermite, une expression noble et grave flottant sur son visage malgré des traits tirés.
Bohémond de Tarente, qui n’avait pas desserré les dents depuis son arrivée au Conseil tant il était en colère après son neveu, ne put néanmoins s’empêcher de ressentir une bouffée de fierté devant la prestance de celui-ci. Il n’était pas certain qu’à son âge et en de telles circonstances, il aurait su faire preuve du même cran.
Le jeune lieutenant inclina la tête devant Pierre, et celui-ci put commencer :
« Tancrède de Tarente, vous avez été convoqué à ce conseil de discipline extraordinaire pour répondre de vos actes récents, et plus particulièrement de l’événement dramatique survenu cette nuit, qui, à lui seul, justifie la tenue de cette session disciplinaire. (Il laissa passer un silence puis reprit) Avant tout, soldat, je dois dire que j’ai, depuis le début de ce voyage, un peu trop entendu parler de vous à mon goût. Votre position familiale aurait dû vous obliger à une parfaite exemplarité ; or, il semble qu’au contraire vous mettiez beaucoup d’opiniâtreté à vous faire remarquer…
— Et de la manière la plus néfaste qui soit ! » coupa Robert qui s’impatientait déjà.
Pierre le foudroya du regard sans relever l’interruption. Il continua :
« Il nous est régulièrement parvenu, et de différentes sources, des comptes rendus sur votre comportement indiscipliné, notamment lors de cette affaire tragique de la mort de Melle Mennecy, mais aussi des propos que vous auriez tenus frôlant le blasphème ou encore, la destruction volontaire de matériel militaire. Je m’arrête là, la liste est longue. »
Profitant d’une pause dans le discours de Pierre l’Ermite, Tancrède voulut se défendre :
« La plupart de ces accusations ne sont que des calomnies, seigneur Préteur. Quant à celles qui sont fondées, je peux aisément me justifier…
— Taisez-vous ! tonna aussitôt le chef du Conseil d’un ton cassant. Bien que tous ces actes soient déjà répréhensibles en soi, ce ne sont pas eux qui vous ont conduit ici. Votre position et vos états de service vous ont longtemps valu l’indulgence du Conseil, mais aujourd’hui, votre comportement dépasse toutes les limites ! Vous vous êtes rendu coupable d’homicide, et cela sur la personne de l’honorable conseiller de Robert de Montgomery, membre de ce Conseil.
— Honorable ? ne put s’empêcher d’ironiser Tancrède.
— Attention, jeune homme ! gronda Pierre l’Ermite d’une voix où perçait une fureur contenue. N’éprouvez pas ma patience ou vous risquez de vous retrouver au fond d’un cachot sans autre forme de procès !
— Son homme de main était un bandit de la pire espèce, tenta de se justifier Tancrède en montrant du doigt Robert de Montgomery, il…
— SILENCE ! cria Pierre, les yeux exorbités. Cela suffit ! »
Il était rare de voir le chef spirituel de la croisade perdre son sang-froid ainsi. Nul ne bougeait plus dans la salle. Comprenant son erreur, Tancrède baissa la tête en signe de déférence. Robert était aux anges, son ennemi s’enfonçait tout seul sans même qu’on ait besoin d’aider à la manœuvre ; Godefroy, préoccupé, observait l’oncle de l’accusé qui semblait bouillir intérieurement. Connaissant Bohémond comme il le connaissait, il se doutait que le fier Normand de Sicile devait souffrir le martyre à cette humiliation publique.
Après avoir laissé la tension retomber quelques instants, Pierre l’Ermite poursuivit :
« Nous avons recueilli la déposition de deux membres de la Legio Sancta, qui servaient sous les ordres d’Argant, attestant que vous les avez rencontrés la nuit dernière et que vous avez insulté ce dernier. Puis, étant parvenu à provoquer une rixe, vous vous êtes ensuite servi de l’Art du combat Méta, ce qui est formellement interdit en civil, pour tuer Argant. Qu’avez-vous à répondre ? »