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« Comment osez-vous ? s’exclama-t-il, blanc de colère. Je vous ferai châtier pour cela !

— Nul n’ignore que vous convoitez une partie du domaine de mes parents ! continua néanmoins Tancrède sur le même ton. J’affirme donc qu’il est permis de douter de l’impartialité de vos déclarations en de telles circonstances ! »

Le comte de Toulouse se leva à son tour et en appela au chef du conseil : « Seigneur Préteur, c’est inadmissible ! Je proteste officiellement ! »

Cependant, Pierre l’Ermite ne réagissait pas, comme trop surpris par cette brusque flambée de violence verbale. Tancrède, lui, poursuivait sur le même registre, saisissant cette occasion qui lui était enfin donnée de dire à Robert ses quatre vérités, et en public.

« Si le discrédit est jeté sur mon nom, il est clair que ma famille tout entière en pâtira et que vous espérez ainsi avoir les mains libres pour spolier mes parents de toutes leurs terres ! Mais par Dieu, je fais le serment que je ne vous laisserai pas faire. Chaque fois que vous tenterez de m’abattre, je me dresserai à nouveau devant vous ! »

Godefroy ne put s’empêcher d’admirer l’ardeur de ce jeune homme qui ne se démontait pas face à une telle assemblée.

« Espèce de bâtard, balbutia Robert au comble de la rage, tu n’es qu’un… Je… » Puis, se reprenant : « Vous ajoutez l’offense et la diffamation à la longue liste de vos crimes ! Je vous promets que je réclamerai justice pour cela et obtiendrai réparation ! »

Cette fois, la coupe était pleine pour Pierre l’Ermite. Sa voix résonna dans l’enceinte du conseil :

« Si un seul d’entre vous élève encore la voix en ces lieux, tonna-t-il, je vous jure solennellement devant Dieu que je le ferai mettre aux fers pour le reste du voyage, qu’il soit duc ou soldat ! Que personne ne doute de l’unicité de ma parole ! »

Le silence se fit immédiatement. Même si Pierre n’était jamais qu’un prêtre qui avait pris du galon – sur Terre, aucun de ces seigneurs n’aurait toléré une telle insolence – ici, son pouvoir était tel que tous le prirent au sérieux. En observant la mine défaite de Robert, Godefroy de Bouillon pensa qu’il l’avait bien cherché ; Tancrède l’avait suffisamment déstabilisé pour qu’il perde sa contenance. Néanmoins, si personne ne pouvait douter des mauvaises intentions du duc de Normandie à son égard, Tancrède aggravait son cas en provoquant un tel esclandre.

Pierre l’Ermite reprit la parole, d’une voix qui grondait encore : « Malgré le peu de tenue des débats, je dois les prolonger encore quelques instants. Un autre élément n’a pas été examiné. En effet, une personne a tenu à s’exprimer sur le cas de Tancrède de Tarente et, étant donné sa qualité, j’ai pensé que le Conseil se devait de l’entendre. » Les portes s’ouvrirent alors et une personne pénétra dans la pièce. Lorsqu’elle entra dans le cercle de lumière qui illuminait le centre de la salle du conseil, Tancrède sentit ses jambes fléchir. C’était Guillaume de Séverac.

Ce Templier influent avait eu lui aussi affaire au caractère bien trempé de Tancrède lors de la première réunion de l’ordre à bord du Saint-Michel, théâtre d’une vive querelle entre les deux hommes. La dispute avait été arbitrée par Armand de Bures, chef temporaire du Conseil templier et l’incident considéré comme clos, mais Séverac n’en avait pas moins été humilié. Tancrède comprit dès qu’il le vit qu’il avait ruminé sa rancœur durant toute l’année et demie qui venait de s’écouler et que cette séance disciplinaire était pour lui l’occasion de prendre enfin sa revanche sur ce petit lieutenant prétentieux.

Ce fut un coup terrible pour Tancrède. Lui qui pensait être parvenu à semer le doute dans l’esprit de certains membres du Conseil Croisé et s’être ainsi donné une mince chance d’échapper à une condamnation sévère, l’arrivée de ce témoin à charge démontrait que Robert avait parfaitement préparé son coup. Il se sentit soudain accablé par tant de perversité, tant de malveillance.

« Guillaume de Séverac préside la délégation des Templiers à bord de ce navire, annonça Pierre sur un ton grave. Traditionnellement, l’Ordre du Temple n’est pas censé interférer avec un conseil de guerre papal, pas plus qu’un légat pontifical ne serait admis dans une réunion Templière. Toutefois, étant donné les circonstances et à titre exceptionnel, j’ai décidé d’accéder à la demande de Guillaume de Séverac qui a souhaité venir déposer devant nous. »

Tancrède, l’estomac noué, se remémora la visite d’Evrard Béraut le matin même, et comprit alors pourquoi le vieil homme avait tenu à l’assurer de son soutien moral.

« Messire de Séverac, dit Pierre l’Ermite en adressant à son interlocuteur un geste courtois, le Conseil Croisé vous écoute. »

Guillaume de Séverac, vêtu d’une veste ample richement brodée qui déparait un peu dans un conseil de guerre, laissa passer un long silence mélodramatique avant de prendre la parole.

« Si j’ai demandé à être entendu par vous, messeigneurs, déclara-t-il enfin, c’est que la question m’a semblé grave et d’importance. Aujourd’hui l’un de mes coreligionnaires se retrouve mêlé à une affaire sordide et détestable, et par rebond, l’opprobre qui l’accable risque de déteindre sur notre Ordre et compromettre sa réputation. Considérant que cet homme n’en est pas à son premier écart de conduite depuis le début de cette croisade et que son comportement nous a, plus d’une fois, paru inqualifiable, je suis venu vous signifier, nobles membres du Conseil Croisé, que le Conseil Templier du Saint-Michel se désolidarise officiellement du lieutenant de Tarente ici présent, et étudie l’opportunité de soumettre une demande d’exclusion au grand maître de l’Ordre, sur Terre. »

Ça, c’est un coup dur, pensa Godefroy de Bouillon, atterré par la charge coordonnée à laquelle Tancrède devait faire face. La stratégie de Robert de Montgomery lui paraissait maintenant claire, en revanche, la réaction de Bohémond, qu’il voyait littéralement bouillir, commençait à l’inquiéter.

Tancrède était effondré. Depuis l’altercation avec Séverac à l’époque des embarquements, il n’avait presque plus entretenu de rapports particuliers avec lui, se contentant de le saluer, comme les autres, lors des rares réunions de l’Ordre. Ayant cru cette histoire oubliée, il était stupéfait que cet homme ait pu cultiver un tel ressentiment. Il s’attendait à tout, sauf à cela. Il n’arrivait même plus à éprouver de colère envers Séverac, ni même envers Montgomery. Quelques minutes plus tôt, il croyait encore avoir une chance, soudain il se découvrait isolé, vulnérable. Que tant de forces se liguent contre lui paraissait absurde. Ses idées se brouillaient, la tête lui tournait. Il entendit à peine la suite, comme si les sons lui parvenaient à travers une épaisse couverture.

Pierre remercia protocolairement Guillaume de Séverac pour sa coopération et ce dernier se retira, non sans quelques formules mielleuses à l’adresse du Conseil.

« Chers Seigneurs, reprit Pierre visiblement soulagé que la séance touche à sa fin, maintenant que nous avons entendu toutes les parties, je pense que le moment est venu de prendre une décision. Aussi, je vous demande de vous prononcer sur l’accusation d’homicide volontaire. Tancrède de Tarente doit-il selon vous comparaître devant une cour martiale où une peine de prison sera peut-être requise contre lui ? »

Alors, c’est tout ? pensa Tancrède. C’est ainsi que cela va se jouer ? Sa respiration se fit plus difficile.

Raymond de St. Gilles, comte de Toulouse et de Provence, parla le premier. Il prit un air faussement embarrassé, pour déclarer de manière laconique, comme s’il pensait qu’il valait mieux en terminer rapidement : « Étant donné les charges, il me semble impossible de faire autrement que traduire cet homme devant une cour martiale. »