Cet avis ne surprit personne. D’un signe de la main, Pierre passa la parole à Godefroy, qui ne fut pas moins bref.
« Ma position est claire et sans la moindre ambiguïté, déclara-t-il avec chaleur. J’ai une confiance totale en cet homme et je pense qu’il doit être lavé de cette accusation indigne ! »
En entendant cela, Tancrède se sentit pris d’un élan pour le seigneur flamand qui était le seul, dans l’océan déchaîné au milieu duquel il se débattait pour ne pas couler, à lui tendre une main secourable. Malheureusement, au vu des positions politiques des personnes présentes, son sort paraissait scellé.
C’était maintenant le tour du nouvel évêque.
« Monseigneur de Pont-du-Roy ? » demanda Pierre.
Celui-ci, qui n’avait rien dit de tous les débats, parut un instant surpris qu’on lui demande son avis. Lui qui, depuis tant d’années, officiait dans l’ombre d’Adhémar de Monteil n’avait guère eu le temps de s’habituer à être sur le devant de la scène. Cependant, son opinion n’en était pas moins forgée. Il savait que son ancien maître se serait abstenu, prétextant son ignorance des questions militaires, mais cherchant surtout à préserver ses alliances politiques. Et précisément, toutes ces années passées à accepter des compromis plus ou moins douteux semblaient devoir prendre fin ici et maintenant. Le prieur Philippe de Pont-du-Roy n’était pas, comme son ancien évêque, indifférent aux questions militaires, et l’immense empathie que venait de manifester un soldat aussi valeureux que Godefroy de Bouillon l’avait impressionné.
« Je ne connais pas cet homme, dit-il finalement d’une voix qui manquait encore d’aisance, cependant, la confiance que semble lui porter le duc de Basse-Lorraine (il lui adressa un signe de tête courtois) m’incite à considérer qu’il s’agit probablement d’un accident malheureux, comme Tarente le jeune nous l’assure. De plus, je pense que ses états de service doivent plaider en sa faveur. Je donne donc ma voix pour l’abandon de toute poursuite. » Si cette clémence inattendue soulagea un peu Tancrède, malheureusement, elle ne suffirait probablement pas. Bohémond voterait certes en sa faveur, mais Pierre contre lui, or sa voix en valait deux, et additionnée à celle de Robert, qui n’allait pas manquer de l’accabler lui aussi, le décompte final serait en sa défaveur.
En attendant, ce dernier était médusé par le choix du nouvel évêque. D’où sortait donc cette limace qui bavait d’admiration devant un falot comme Godefroy ? Quelle mouche avait bien pu piquer Pierre de le proposer comme évêque ? D’ailleurs, ce fichu ermite lui-même semblait surpris par le vote du prélat. Cela avait même l’air de l’amuser ! Robert ne goûtait guère la plaisanterie, lui.
Pierre dut sentir qu’on le dévisageait et son regard croisa celui du duc de Normandie. L’expression amusée qui animait ses traits disparut, et il lui donna la parole.
« Robert de Montgomery, c’est à vous. »
D’accord. Les autres ont fait court, mais moi, je vais te sortir le grand jeu, tu vas voir.
« Je ne me montrerai pas aussi indulgent que Monseigneur de Pont-du-Roy (il appuya sur le “Monseigneur” avec tout le mépris dont il était capable, l’évêque piqua aussitôt un fard). Ce soldat se comporte en parfait agitateur doublé d’un blasphémateur depuis le début de la croisade. Maintenant qu’il s’est rendu coupable du crime le plus grave, que nous réserve-t-il si nous le laissons en liberté ? Les lois veulent qu’il soit puni ; la punition lui est due. Son crime la demande. S’il obtient grâce, son exemple encouragera l’audace* ! (Il s’aperçut que sa voix vibrait d’un trémolo un peu trop marqué et s’efforça de revenir à un ton moins théâtral). Quel message envoyons-nous aux hommes si le Conseil admet que l’on puisse passer par le fil de l’épée l’un des leurs sans être ensuite inquiété ? Imaginez un peu l’effet désastreux que produirait sur la discipline un Tancrède de Tarente déambulant tranquillement dans les allées du navire après le crime dont il s’est rendu coupable. Pour moi, cet homme est un assassin et doit en conséquence en payer le prix. Je réclame solennellement la cour martiale ! »
Attendant quelques secondes afin d’être sûr que le duc avait terminé, Pierre s’adressa à l’onde de Tancrède.
« Monsieur le comte de Tarente ? »
Bohémond, le front baissé depuis de longues minutes, ne répondit pas tout de suite. Il s’était voûté, les épaules affaissées, comme si un fardeau le faisait plier. Alors qu’il tardait à s’exprimer, le silence qui régnait dans la salle s’épaissit au point que l’air parut devenir solide. Le vieux guerrier finit par relever la tête, se redressa et regarda Tancrède, les yeux empreints de tristesse. Sa voix était rauque.
« Tancrède, j’avais placé beaucoup d’espoirs en toi et j’ai toujours pensé que tu accomplirais de grandes choses. Tu avais néanmoins une double responsabilité du fait de ton nom et de ta réputation militaire. Tu as trahi les deux. »
Il s’arrêta un instant et l’atmosphère devint écrasante. Tancrède, la gorge serrée, les larmes aux yeux, ne respirait même plus. Bohémond prit une profonde inspiration avant de continuer.
« La façon dont tu sais te faire respecter – et aimer – par tes hommes t’imposait une conduite exemplaire. Tu sais combien les troupes aiment avoir un modèle, accorder leur comportement à celui des chefs qu’ils admirent. Or, depuis le début de ce voyage, tu n’as cessé d’agir comme un… (Il chercha le mot, puis parut se décider faute de mieux.)… comme un irresponsable. »
Saisi par l’émotion, il s’interrompit à nouveau. Lorsqu’il reprit, ce fut d’une voix forte et désincarnée.
« Les derniers événements auxquels tu t’es trouvé mêlé jettent le discrédit sur notre famille et cela, je ne puis le tolérer. En conséquence, et afin que mon impartialité ne puisse être mise en doute, je déclare m’abstenir de voter et m’en remets entièrement à la sagesse du Conseil Croisé. »
Ces mots terribles claquèrent dans le silence absolu de la salle du conseil. C’était un véritable coup de tonnerre. Godefroy, abasourdi par la décision de son ami, le regardait sans rien trouver à dire, sidéré.
Tancrède réalisa qu’il était perdu, mais cela ne comptait plus, c’était infiniment moins important pour lui que ce qu’il venait d’entendre. Ces paroles lui avaient déchiré le cœur. Lui qui souffrait déjà du manque d’attention, d’affection même, de son oncle, se trouvait maintenant rejeté, publiquement désavoué. Il en était figé, comme écrasé.
Robert de Montgomery exultait, jamais il n’en aurait espéré autant ! L’humiliation que lui avait infligée Tancrède des années auparavant à la cour de Philippe IX était lavée, vengée ! Il prit soin néanmoins, étant donné l’intense émotion qui régnait encore, de ne rien montrer de son euphorie ; un coup d’œil de Raymond de St. Gilles lui apprit que celui-ci était admiratif du résultat.
Pierre l’Ermite n’avait pas osé reprendre la parole après Bohémond, mais quand il estima que le moment était venu, il s’exprima à son tour.
« En ce qui me concerne… », commença-t-il, avant d’hésiter un instant, de s’éclaircir la voix, puis de reprendre. « En ce qui me concerne, je crois que cette affaire n’a déjà bénéficié que de trop de publicité. Dans un contexte comme celui de ce voyage, il est impératif de troubler le moins possible l’esprit des troupes. »
Soudainement inquiet, Robert fronça les sourcils. Où veut en venir ce damné prêtre ?