« La réunion de la cour martiale pour une affaire telle que celle-ci ne ferait qu’ajouter à la confusion générale, or il est temps de commencer à remettre de l’ordre dans les rangs de cette armée. Ainsi, afin d’éviter que ce tragique événement ne suscite trop d’agitation, et compte tenu de ses états de service, j’accorde le bénéfice du doute à cet homme. »
À ces paroles, Robert de Montgomery se leva brutalement de son fauteuil.
« En conséquence, continua le Prætor peregrini, à quatre voix opposées à un procès en cour martiale contre deux voix pour, et en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, je décrète le non-lieu pour la charge d’homicide pesant sur Tancrède de Tarente ! »
Le visage livide, Robert ouvrit la bouche pour formuler une protestation, mais le chef du conseil le fit taire d’un geste autoritaire de la main. Tancrède, l’esprit en déroute, ne parvenait même plus à penser. Tout le monde s’agitait dans la salle qui frémissait des murmures des assesseurs. Pierre l’Ermite acheva de la même voix forte :
« Cependant, devant la gravité des faits reprochés, je vous condamne, Lieutenant de Tarente, à être rétrogradé d’un rang et déchu de vos décorations militaires. Étant donné les résultats de votre unité aux entraînements, vous en conserverez toutefois le commandement jusqu’à nouvel ordre. J’ajoute que vous recevrez officiellement un blâme papal, promulgué par le Saint-Père lui-même avec lequel je me suis entretenu peu avant ce conseil. J’espère que vous mesurez pleinement la clémence dont ce Conseil fait preuve à votre égard et que vous saurez tirer les enseignements de vos erreurs pour vous remettre dans le droit chemin. »
Tancrède ne broncha pas. On aurait pu croire qu’il encaissait la sentence stoïquement, mais son visage crispé trahissait la violence des sentiments qui déferlaient en lui.
Quant au duc de Normandie, il s’était rassis dans son siège en affichant toujours ostensiblement un air courroucé sur le visage, même si au fond de lui, bien que les choses n’aient pas tourné comme il l’escomptait, il était plutôt satisfait. Certes, ce blanc-bec restait dans le circuit, mais la dégradation, l’annulation des décorations et le blâme papal en cerise sur le gâteau, ce n’était pas si mal en fin de compte.
Lentement, sous les regards de tous les membres du Conseil et de leurs assistants, un assesseur s’approcha de Tancrède et s’immobilisa juste devant lui. Il leva le bras, empoigna le galon qui ornait l’épaule gauche du lieutenant, et d’un geste sec, l’arracha. Le bouton qui avait sauté rebondit sur le sol dallé de la salle avec un tintement métallique. Tancrède n’était plus lieutenant. Juste simple sous-lieutenant.
Ensuite, l’assesseur saisit de la main droite la bande de décorations qui s’étalaient sur le cœur et leva de la main gauche une paire de ciseaux. Il parut hésiter un instant, craignant peut-être que ce grand gaillard ne perde le contrôle de ses nerfs, puis entama le tissu de la veste, découpant rapidement le long des décorations. En quelques secondes, il avait tout retiré, annulant le souvenir de longues années de bataille, oblitérant les combats pour lesquels Tancrède s’était donné corps et âme, ne laissant qu’une sinistre déchirure dans le tissu de l’uniforme.
Robert ressassait encore son échec relatif mais jouissait du spectacle de la déchéance de son ennemi. Cet imbécile avait cru pouvoir se dresser sur le chemin du duc de Normandie, il avait cru pouvoir le battre au petit jeu des manigances ! Désormais, il saurait rester à sa place et nul n’ignorerait ce qu’il en coûtait de contrarier Robert de Montgomery.
Mais déjà, il réfléchissait aux implications du revirement de Pierre. Après tout, il ne m’a jamais dit qu’il voterait contre Tancrède.
En fait, il avait simplement considéré comme une évidence qu’il le ferait. Avait-il agi de la sorte pour prouver sa soi-disant impartialité entre ultras et modérés ? Ou bien ce fichu curaillon veut-il me montrer que je ne peux pas obtenir tout ce que je veux tant qu’il est en charge ? Eh bien, tant qu’il est en charge, en effet, il a raison d’en profiter…
Loin, très loin de toutes ces considérations, Tancrède avait regardé dans le vide, droit devant lui, tout le temps qu’avait duré sa dégradation, comme quelqu’un d’un peu sensible évite de regarder l’aiguille qui va le piquer. Maintenant que tout était terminé, un silence gêné s’était imposé dans la salle.
Bien que son esprit ne fût plus qu’un navire en perdition dans un ouragan déchaîné, Tancrède parvint sans trop savoir comment à s’incliner en un bref salut au chef du conseil, puis à quitter la salle en usant du peu de dignité qui lui restait pour garder la tête haute.
Seul, dans le dortoir désert, Tancrède était assis sur le bord de sa couchette, immobile, le visage vide de toute expression. Les marques laissées sur sa veste par le retrait de ses galons béaient telles d’affreuses cicatrices. Tout à coup, comme frappé par un mal insoutenable, il se prit la tête entre les mains et gémit de douleur pendant un long moment.
Son esprit n’était qu’un magma de pensées en fusion ; tout s’y mélangeait, se confondait. Une souffrance terrible parcourait tout son être par vagues successives, inlassablement, l’enfonçant peu à peu dans le désespoir. Il avait cru savoir ce qu’il faisait lorsqu’il avait – sciemment – accepté de se laisser provoquer par Argant, mais il n’avait imaginé que les conséquences seraient aussi douloureuses.
Il avait l’impression que depuis sa sortie de l’école militaire, près de quinze années plus tôt, sa vie se résumait à une longue et lente désillusion, où il était passé de l’enthousiasme de la jeunesse envers son devoir militaire, à l’échec total de sa carrière. Alors que sa voie semblait toute tracée dans l’armée, non seulement il n’était même pas parvenu à devenir capitaine, mais voilà qu’il venait de redevenir sous-lieutenant. Or, comme sa vie de soldat était la seule qu’il ait connue depuis l’âge de quatorze ans, c’était donc toute sa vie qui était un échec. Les paroles de Bohémond résonnaient encore au fond de son crâne comme autant de coups de tonnerre.
En cet instant, étrangement, l’image de sa sœur revenait avec insistance dans le brasier de son esprit, elle dont l’innocence et l’honneur seraient maintenant entachés par le crime de son frère. Il se rendit alors compte que, sans savoir pourquoi, il avait toujours nourri un sentiment de culpabilité pour les difficultés qu’elle rencontrait à trouver un mari. Comme si leur proximité affective avait été un obstacle. Désormais, ce serait encore pire avec sa déchéance. Il ne cessait de lui gâcher la vie.
Et ses parents, qui avaient tant souffert de son départ, qui s’étaient tant sacrifiés pour sa carrière et qui étaient si fiers de lui ! La honte rejaillirait sur eux et les affaiblirait dans le conflit avec Robert de Montgomery.
Robert le diable, le responsable de tout cela ! La haine déferla en lui comme une coulée de lave et il serra les poings jusqu’à en faire blanchir les articulations. Puis aussitôt, la culpabilité l’assaillit, douchant sa colère, éteignant sa rage. Il se dit que c’étaient précisément ces sentiments tumultueux qui l’avaient conduit dans cette impasse et que ses démêlées avec Robert n’étaient qu’un symptôme de sa propre arrogance. Honte sur moi !
Soudain, le visage souriant de Clorinde s’imposa à lui, força le passage dans la foule des pensées agitées. Jamais elle n’accepterait de le revoir et d’ailleurs, quand bien même elle y consentirait, lui refuserait, de peur que sa corruption ne déteigne sur elle, si pure, si intègre. À peine commencée, sa relation avec cette femme merveilleuse allait peut-être prendre fin par la faute de son propre entêtement !