Mea culpa, mea maxima culpa,
Fort de ton secours, je veillerai à ne plus m’ajouter d’autres transgressions. Au contraire, je ne cesserai de te louer à toute heure, avec un cœur pur.
Mea culpa, mea maxima culpa. »
Tancrède répéta scrupuleusement tout en se frappant la poitrine du poing droit.
« Va en paix maintenant et n’oublie pas : celui qui s’écarte des pas du berger finit toujours par choir dans le précipice. Tu es un Miles Christi, ton devoir sacré est de servir Dieu et rien d’autre. Surtout pas ton orgueil. En pénitence, tu réciteras neuf fois par jour pendant neuf jours l’oraison dominicale. »
— Oui, mon père.
— Et surtout, ajouta le curé d’une voix un peu mécanique, tu dois t’efforcer de consolider ta foi et non la mettre en question. La foi, mon fils, n’est pas un concept. Elle ne se pèse, ni ne se mesure. Tu n’y trouveras aucune logique, aucun sens concret. Il est vain de chercher à la comprendre, car elle est antérieure à la raison. La foi est ta confiance en l’avenir, c’est ton espoir et ton espérance en même temps. La foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas.[4]
Si tu l’entretiens et la chéris, elle coulera dans tes veines comme le feu dans un volcan, elle t’animera le matin et te donnera chaque jour la force d’affronter ton destin. La foi en Dieu, mon fils, est tout. »
Tancrède entendit du bruit dans la cabine du curé et comprit qu’il se levait pour sortir.
« Vous… vous ne me donnez pas l’absolution, mon père ? »
De l’autre côté, l’homme s’arrêta. Tancrède devinait sa silhouette à travers le grillage. Il se tenait debout, un peu courbé en avant ; le plafond était bas et l’homme grand.
« Je ne sais pas si je… », commença-t-il d’un ton hésitant.
Tancrède comprit que le curé avait fini par deviner à qui il s’adressait et qu’il avait probablement peur de commettre une erreur en empiétant sur le terrain de Pierre l’Ermite. Après tout, si le chef suprême de la croisade avait châtié un homme, il n’appartenait pas à un simple prêtre de lui donner l’absolution dans la foulée. Tancrède, le cœur serré, se résignait déjà à quitter le confessionnal en pécheur lorsque l’homme derrière le grillage prit une profonde inspiration et dit :
« Ego te absolvo, mi fili. »
Puis, sans attendre de réponse, il sortit de la cabine, laissant la porte claquer.
Seul dans la pénombre, Tancrède passa plusieurs minutes sans bouger, repassant en esprit tout ce que l’austère curé venait de lui dire. Cette confession l’avait-elle soulagé comme elle aurait dû ? Non, il éprouvait toujours cette profonde tristesse qui le tourmentait en arrivant ici. Pourtant, le geste du curé, qui l’avait finalement absous, lui avait redonné un semblant d’espoir. Peut-être que tout n’était pas encore perdu ? Peut-être que s’il s’efforçait de suivre à nouveau un chemin vertueux, la foi renaîtrait-elle en lui et retrouverait-il la paix intérieure ?
Pour patienter en attendant Tancrède, je m’étais installé au bord du pont L qui surplombait l’Allée Centrale sur presque deux cents mètres, en m’accoudant à la rambarde de verre qui courait tout du long. Regardant distraitement les innombrables personnes en train de s’affairer quarante mètres plus bas, je me surpris à penser que je pourrais me pencher davantage, basculer dans le vide, puis donner un coup de talon pour me propulser droit devant, avant de me rappeler que je n’étais pas dans l’Infocosme. Les déplacements dans l’univers artificiel du Nod2 étaient si efficaces, si naturels, que souvent je regrettais de ne pas pouvoir les adopter dans la réalité.
Du coin de l’œil, je sentis que quelqu’un se dirigeait vers moi. C’était Tancrède qui arrivait. Je me redressai pour l’accueillir et lui tendis la main en souriant.
« Bonjour Tancrède. »
Même si à cet instant j’étais à mille lieues de me douter du tour qu’allait prendre cette rencontre, je compris immédiatement que quelque chose n’allait pas, car il refusa de me serrer la main et me répondit froidement :
« Tu voulais me voir ? »
Surpris – et blessé – par cette attitude, je baissai ma main stupidement tendue dans le vide, et repris, sans relever l’agressivité contenue dans son ton.
« Oui, je voulais te remercier pour ce que tu as fait l’autre soir, lorsque tu es intervenu pour aider ces deux inermes.
— J’aurais fait pareil avec n’importe qui d’autre, répondit-il sur un ton coupant.
— Je sais, mais je les connaissais bien et si tu ne les avais pas aidés, ils seraient probablement morts à l’heure qu’il est. Qui se soucie de quelques classe zéro qui se font zigouiller tard le soir sous un escalier de service ! »
Le regard soucieux que Tancrède braquait sur moi depuis qu’il était arrivé vira soudain au sombre.
« Cela m’a attiré de graves ennuis…
— Oui, on m’en a informé, répondis-je en tâchant de paraître enjoué alors que je sentais une tension terrible dans les paroles de mon ami. C’est pour ça que je voulais te dire la reconnaissance que nous éprouvons à ton égard, tu es devenu un héros parmi ces hommes…
— Écoute-moi bien ! éclata-t-il sans prévenir. Je me passe très bien de ta reconnaissance et de celle de tous les enrôlés de force. Je ne souhaite pas être un héros pour eux, pas plus que je ne souhaite continuer à te fréquenter d’ailleurs ! »
Si quelques passants nous jetèrent un regard indiscret, je ne m’en préoccupai pas. Le coup que venait de me porter Tancrède était aussi brutal qu’inattendu. La violence contenue dans sa phrase me heurtait et me déroutait. Qu’avait-il bien pu se produire pour que cet homme que j’avais appris à apprécier au fil des derniers mois n’hésite pas à me bannir de sa vie en une réplique ?
« Mais, pourquoi dis-tu cela ? bredouillai-je. Que se passe-t-il ? »
Tancrède dut se rendre compte qu’il s’agitait nerveusement, car il se tourna vers l’Allée Centrale et empoigna la rambarde, comme s’il s’agrippait au bastingage d’un bateau secoué par une mer démontée.
« Je pense que tout au long de ces dernières années, je me suis souvent fourvoyé, que j’ai commis beaucoup d’erreurs. À présent, je dois essayer de les réparer.
— Et cela passe par cesser de voir des inermes ? Côtoyer des enrôlés de force fait partie de ces erreurs dont tu parles, c’est ça ? Où sont passés tes idéaux, Tancrède, ton esprit indépendant ?
— Mes idéaux, mon esprit indépendant ? aboya-t-il. Tout cela m’a nui et m’a causé du tort au lieu de m’apporter, comme je l’avais espéré, la tranquillité d’esprit. Toutes ces choses si indépendantes que j’ai pu faire n’étaient en fin de compte destinées qu’à alimenter mon orgueil. Je n’ai cessé de me leurrer sur ce point ! »
J’étais tout simplement abasourdi. La surprise était telle que j’en avais les oreilles qui tintaient.
« Je n’arrive pas à croire que tu sois en train de dire des choses pareilles ! Comment peux-tu en arriver à un tel reniement ?
— Je suis simplement redevenu lucide ! »
À ce stade de la conversation, la tristesse que j’éprouvais à perdre un ami se mua en mépris pour les stupidités qu’il proférait. Je pris délibérément le ton plus acide possible pour dire :