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« Je vois surtout qu’ils ont réussi à te faire plier. »

À peine quelques jours plus tôt, Tancrède de Tarente aurait explosé de colère en entendant ça. Cette fois, je remarquai à peine un tressaillement des épaules.

« J’ai eu tort de t’écouter, dit-il. Depuis le début, tu m’as induit en erreur. Tu as un esprit pervers et tu vois le mal partout au lieu de consacrer ton temps à servir notre Seigneur. »

Je commençai alors à douter de sa santé mentale. Il dut le sentir, car il détourna le regard. Soudain, une pensée me traversa l’esprit. Tancrède se forçait. Il était évident qu’il croyait à peine à ce qu’il disait et qu’il essayait de toutes ses forces de s’en convaincre. Pourquoi se livrait-il à une telle comédie, je n’en avais aucune idée et d’ailleurs, je m’en fichais éperdument. Quelles que soient ses raisons, son comportement avec moi était tout bonnement dégueulasse.

« Foutaises ! éclatai-je à mon tour. Tu parles de lucidité, mais on jurerait que tu délires ! C’est tout de même toi qui es venu me chercher, je te rappelle ! Monsieur doutait, Monsieur voulait des réponses à ses questions existentielles, Monsieur voulait frayer avec les sans-grade, les sous-hommes. Et maintenant, il me tient le discours du pire des bigots ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait pour que tu en arrives là ? »

J’avais fait mouche. Gêné, Tancrède se tourna de nouveau vers le vide et se mit à suivre le déplacement d’un nettoyeur en bas, qui manœuvrait son petit véhicule sur un trottoir de l’Allée Centrale, briquant encore et encore un sol pourtant déjà impeccable.

« Tu ne comprendrais pas, répliqua-t-il, les dents serrées.

— Essaye toujours, rétorquai-je, peu décidé à lâcher le morceau.

— J’ai été traduit en conseil de discipline extraordinaire, devant tous les barons.

— Et alors ? Tu n’es ni le premier ni le dernier. Tout ceci sera oublié au premier fait d’armes important !

— Ils m’ont dégradé. On m’a ôté toutes mes décorations militaires.

— Quoi ? Pour des bouts de métal ? Tout ça pour de foutus bouts de métal ? »

Il me fit de nouveau face et pointa un doigt sur moi.

« Bon sang ! Je t’avais dit que tu ne comprendrais pas, tu n’es qu’un cla… »

Tancrède avait laissé sa phrase en suspens, mais il n’y avait pas besoin d’être médium pour savoir ce qu’il allait dire.

« Vas-y, termine ! grondais-je. Un classe zéro, c’est ça ? Après tout, je ne suis qu’un classe zéro ?

— Non, se récria-t-il, ce n’est pas ce que je voulais dire et tu le sais parfaitement ! C’est juste que tu n’es pas militaire, tu ne peux donc pas comprendre ce genre de choses ! »

Un écœurement sans borne jaillit en moi. Cet homme qui m’avait à maintes reprises montré son ouverture d’esprit, qui m’avait aidé et que j’avais aidé aussi, avec lequel je venais de faire un bout de chemin pendant plusieurs mois et qui, hier encore, sauvait la vie de deux de mes amis, à présent retournait sa veste. Purement et simplement. Les mots me manquaient, aussi tout ce je trouvai à dire fut :

« Après tout, tu es exactement comme les autres. »

Puis, le visage probablement cireux tant je me sentais mal, je me détournai et partis sans un mot de plus.

Ce brusque revirement de situation m’avait tellement déstabilisé que j’en avais oublié que j’étais venu lui révéler ma découverte de la matinée. C’était égal, de toute manière, vu son nouvel état d’esprit, il aurait certainement refusé de l’entendre ! Alors que je m’étais fait une joie de lui annoncer ce progrès important dans notre enquête, il était devenu inutile de lui en parler puisqu’il s’était persuadé qu’il devait rentrer dans le « droit chemin ». Il nierait l’évidence. Jamais il n’accepterait d’entendre que, bien que Pierre l’Ermite fût venu lui-même chercher le résultat de la synthèse de cet ADN étrange, c’était Urbain IX en personne qui avait apposé son code sur l’ordre.

* * *

Irrité, Tancrède frappa de son poing fermé sur la rambarde en réprimant un juron. Cette rencontre lui avait complètement échappé. Il n’y avait aucune raison d’en finir de cette manière, mais évidemment, il avait fallu qu’Albéric en fasse un psychodrame ! Il ne s’attendait certes pas à ce que l’inerme comprenne sa décision, toutefois, il avait espéré qu’ils se quitteraient plus ou moins en bons termes.

Lorsqu’il avait reçu le message d’Albéric lui proposant un rendez-vous, il y avait tout de suite vu une occasion de couper les ponts, de rompre toute relation avec les contestataires. Même s’il ne pensait pas que son ami – ex-ami désormais – était une mauvaise personne, Tancrède était certain qu’il exerçait une influence néfaste sur lui. Albéric était l’un des facteurs qui l’avaient mené dans l’impasse actuelle.

Alors que ces pensées agitaient son esprit, quelque chose au fond de lui se réveilla et tenta de remonter à la surface, quelque chose qui lui disait qu’il s’illusionnait, qu’il tentait de se convaincre tout seul. Il réprima aussitôt cette idée avec force. Le prêtre l’avait mis en garde, ce damné esprit critique mettrait quelque temps avant de disparaître complètement. En attendant, il fallait faire front !

Sous pression depuis le début de la journée, Tancrède sentit qu’il s’approchait dangereusement du point de rupture. On ne pouvait pas supporter indéfiniment autant de tension, il fallait à tout prix qu’il pense à autre chose, qu’il parvienne à se détendre.

Clorinde.

Tancrède hésita à l’appeler. Si elle était déjà au courant ? Si elle refusait de lui parler ? Ce serait terrible. Néanmoins, son unité étant probablement à l’entraînement depuis les premières heures de la matinée, s’il la contactait maintenant, il y avait peut-être une chance pour qu’elle n’ait pas encore entendu les nouvelles. Ainsi, il pourrait la mettre au courant lui-même. Ce serait moins affreux comme ça.

Il sélectionna le nom de la jeune femme sur son messageur. Clorinde répondit presque immédiatement. Son beau visage apparut sur le petit écran, un stade en arrière-plan. Visiblement essoufflée, elle avait du mal à garder son propre messageur dans l’axe de son visage et se tenait le flanc droit de sa main libre, comme prise d’un point de côté. Tancrède comprit qu’elle était en train de faire une pause au milieu d’un exercice, d’où sa réponse rapide.

« Tancrède ? dit-elle d’une voix hachée. Je suis désolée, mais je ne peux pas vous parler là… Je suis à l’entraînement.

— Clorinde, il faut qu’on se voie, s’il vous plaît, j’ai besoin de parler à quelqu’un. Seriez-vous libre ce soir ?

— Bien sûr. »

Son visage était crispé, l’entraînement du jour devait être intense.

« Où voulez-vous qu’on se retrouve ?

— Disons, aux Jardins d’Armide, ce soir, après l’ordinaire ? »

L’Amazone tourna la tête sur la gauche, comme si on l’appelait.

« Entendu, Tancrède, j’y serai. Mais là, je dois couper, je suis désolée. L’exercice reprend. »

Tancrède hocha la tête en signe de compréhension.

« Merci, Clorinde. À ce soir. »

* * *

Le soir tombait déjà lorsque Tancrède était venu s’installer sous le même saule que d’habitude. Assis sur l’une des racines torturées, adossé au tronc, il contemplait le soleil artificiel du dôme des Jardins d’Armide en train de se coucher sur un horizon factice. Les mêmes installations météo que celles des dômes d’entraînement œuvraient ici, abaissant progressivement la température et augmentant de même le degré d’humidité jusqu’à engendrer un succédané assez convaincant de soirée fraîche. Après ces longs mois d’été étouffants, c’était un soulagement pour tout le monde, sauf pour Tancrède, si préoccupé qu’il ne le remarquait même pas.