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Clorinde arriva un peu plus tard et, l’obscurité aidant, il dut lui faire signe pour qu’elle le remarque derrière les ramures du saule. Ils se dirent bonsoir un peu timidement – sans oser s’embrasser à nouveau – puis Tancrède improvisa un coussin en pliant sa veste pour qu’elle puisse s’installer à ses côtés sans trop d’inconfort. Remarquant son désarroi, la jeune femme s’empressa de lui demander ce qui n’allait pas. Lentement, en cherchant parfois ses mots pendant de longues secondes, Tancrède lui raconta alors les événements qui s’étaient succédé depuis la veille. De la mort d’Argant jusqu’à la session disciplinaire du Conseil Croisé, en passant par son entrevue inopinée avec Evrard Béraut, puis sa crise de désespoir qui s’était terminée au confessionnal. Il lui confia même sa rupture avec Albéric.

Malgré la rigueur morale que Tancrède lui connaissait, Clorinde montra davantage de compréhension qu’il n’avait osé espérer, tout en concédant qu’il s’était probablement laissé aller à quelques dérives ces derniers mois. Pour elle, bien entendu, ses doutes sur la religion constituaient son péché le plus grave, le plus dangereux. Mais, comme il s’était décidé à revenir à de plus pieuses considérations, elle estimait qu’il n’avait plus de raison de se flageller comme il le faisait.

Quant à cette enquête illégale qu’il avait menée sur le décès de Viviane, tout en admettant qu’elle était peut-être fondée sur des hypothèses exagérées, elle trouvait qu’il avait tout de même quelques raisons d’avoir un peu extrapolé.

« Après tout, renchérit-elle, je suis bien placée pour savoir que vous n’avez pas inventé cet homme mystérieux en bure noire. Ce n’est pas le fruit de fantasmes paranoïaques qui m’a envoyée au Central.

— C’est vrai, admit Tancrède. Néanmoins, j’ai voulu me persuader qu’il était le représentant d’un complot, alors qu’il n’est probablement rien d’autre qu’un criminel. Un déséquilibré rôde la nuit dans les coursives, et moi je crie tout de suite à la conspiration… Rien que le mot me semble ridicule aujourd’hui. »

Clorinde acquiesça en écartant les mains comme quelqu’un qui constate l’évidence.

« Le problème avec les théories du complot, c’est que lorsqu’on commence à y croire, elles contaminent toutes vos idées. Le moindre élément, même anodin, vous paraît alors une irréfutable preuve à charge que le monde est ligué contre vous.

— Exactement, ajouta Tancrède. Comme ce passage secret que j’ai pensé avoir découvert. Un jour je vais probablement apprendre qu’il y avait une explication simple. » Immédiatement après avoir dit cela, il sentit soudain comme un afflux de doute monter dans son esprit. Il tenta aussitôt de le bloquer comme on claque sa porte au nez d’un importun, mais eut le temps d’en saisir quelques bribes, des fragments de pensées qui parvinrent à forcer son barrage mental et disaient que tout cela était ridicule, que ces nouvelles explications ne tenaient pas debout une seconde. Il se prit la tête entre les mains.

« Ah, mon Dieu, gémit-il. Assez ! Comme j’aimerais pouvoir faire disparaître toutes ces idées d’un simple claquement de doigts ! »

En fait, il avait essayé. En attendant Clorinde, il avait tenté de réactiver le conditionnement léger qu’on leur imposait à l’École de guerre du Danemark, un carcan mental confortable qui évitait de se poser trop de questions. Malheureusement, il l’avait à l’époque brisé en quelques jours, par simple bravade, le rendant aujourd’hui inutilisable. Il avait toujours la possibilité de s’en faire implanter un autre à la médecine militaire, qui remplirait à peu près la même fonction. Mais était-il réellement prêt à franchir un tel pas ? Une chose était sûre, il ne voulait plus souffrir ainsi à cause de ses idéaux, ou de principes moraux abstraits. Il était plus simple d’oublier toutes ces histoires et de s’abandonner dans le confort de la non-pensée.

Que le ciel arrache de mon cœur le germe de ce funeste poison* !

Espérant le calmer, Clorinde essaya de tempérer son pessimisme.

« Vous avez fait ce qui vous semblait juste au moment où les choses se sont présentées, lui dit-elle d’une voix qu’elle voulut rassurante. Sur le moment, ce n’est pas toujours évident de décider de la conduite qu’il convient de tenir.

— Si on a vraiment la foi, peut-être que si. »

Clorinde ne voyait pas vraiment comment elle pourrait contredire une affirmation aussi sensée, néanmoins, elle voulait qu’il appréhende la situation sous un angle plus positif.

« Allons, oubliez tout ça, conseilla-t-elle en lui posant la main sur le bras. Comme vous l’a dit ce prêtre : l’essentiel aujourd’hui est d’avoir compris votre erreur et d’être revenu dans le troupeau de Dieu. Le pardon est la vertu principale d’un bon chrétien, alors pardonnez-vous ! »

Touché par la compassion de la jeune femme, Tancrède redressa la tête et esquissa un faible sourire.

« Pour être franc, commença-t-il un peu embarrassé, l’un de mes plus grands tourments a été d’imaginer votre réaction. Je craignais que vous refusiez de me revoir après cette dégradation… »

Clorinde mesura alors pour la première fois à quel point les sentiments de cet homme à son égard étaient sérieux. Une chaleur soudaine l’envahit et elle fut soulagée que l’obscurité relative du parc ne permette pas à Tancrède de remarquer la subite coloration de ses joues.

« Je ne prête jamais attention à la position publique des gens que je fréquente, fit-elle d’une voix qu’elle aurait voulue moins émue. Et puis, d’ici quelque temps, on vous réintégrera certainement dans vos dignités militaires. »

L’ex-lieutenant eut l’air dubitatif : « Pour n’importe qui d’autre, vous auriez raison. En ce qui me concerne, il y a déjà un passé disciplinaire qui joue contre moi… »

Il faillit se frapper le front du plat de la main. Quel besoin avais-je de parler de ça ? se réprimanda-t-il in petto.

« La campagne de Surat, c’est ça ? demanda délicatement Clorinde.

— Ah, vous savez ça aussi…

— Je me souvenais vaguement de cette vieille histoire, mais il s’est trouvé des gens “bien intentionnés” pour me la remettre en mémoire au cas où je l’aurais oubliée. » Les gens en question étaient ses deux amies, Blanche et Germandière – enfin surtout Blanche – qui avaient voulu la mettre en garde contre les répercussions éventuelles sur sa réputation.

« Cela ne m’étonne pas, dit Tancrède, fataliste. Ce genre de chose vous suit toute une vie…

— Franchement, je me rappelle juste en avoir entendu parler à l’époque, mais je n’en ai pas de souvenir précis. Je suppose que c’est d’ailleurs le cas pour la plupart des gens. »

Malgré le ton détaché que Clorinde s’efforçait d’adopter, Tancrède comprit qu’elle avait envie de savoir, d’entendre l’histoire réelle. Il ne pouvait l’en blâmer, tant de bêtises et d’inexactitudes avaient été dites dans les médias que peu de gens pouvaient se vanter de savoir exactement ce qui s’était passé.

Alors qu’il n’avait jamais parlé de ces événements à personne, pas même à sa famille, Tancrède éprouva soudain le besoin de les raconter à Clorinde. Elle était là ce soir, avec lui, alors que tous le rejetaient. Il se sentait en confiance avec elle. Peut-être était-elle même la seule personne qui pourrait jamais comprendre ce qui s’était passé là-bas. Elle dut percevoir ce cheminement intérieur, car elle se tut et l’encouragea du regard.