« C’est un souvenir épouvantable… J’ai toujours de grandes difficultés à l’évoquer.
— Vous n’êtes pas forcé de le faire, Tancrède. »
Il la regarda bien en face. Sur ses lèvres flottait ce beau sourire simple et sans artifice qu’elle avait eu la veille après leur premier baiser. Tancrède se sentit aussitôt mieux. Au milieu de cette nuée de calamités, au moins une belle chose s’était produite : sa rencontre avec Clorinde.
Il prit une longue inspiration, puis commença :
« C’était en 2190. Je venais de sortir avec le grade de sous-lieutenant de l’École Militaire Royale du Danemark, major de ma promotion. Je devais rentrer chez moi en Normandie pour revoir ma famille et profiter d’une semaine de permission. Mais le conflit indo-chrétien en décida autrement. »
« Une attaque coordonnée des rebelles Narmadâ avait contraint les troupes papales stationnées à Surat, près de la côte occidentale de l’Inde, à se replier dans la base de l’ECM. Pour d’obscures raisons de répartition des effectifs, je fus affecté, malgré mon inexpérience, à l’équipe de commandement des renforts envoyés sur place. Ainsi, moins d’une heure avant mon départ pour la Normandie, ma permission était annulée et je partais d’urgence mater cette “rébellion mineure”.
Vingt-quatre heures plus tard, je débarquais d’un méso-jet à l’aéroport de Surat, au cœur d’une véritable guerre urbaine. Des affrontements faisaient rage partout, y compris à proximité de l’aéroport international. Notre pilote avait pourtant choisi d’y atterrir plutôt que de rallier directement la base de l’ECM en survolant la zone des combats. À bord d’un appareil comme le méso, la moindre roquette tactique aurait pu nous verrouiller sans qu’on puisse faire quoi que ce soit pour y échapper.
Le commandant Thulier, à la tête des renforts, estima que nous devions porter assistance sans attendre aux troupes assiégées dans la base militaire. Il ordonna qu’on affrète trois barges de transport de troupes et un vaisseau répartiteur. Les barges embarqueraient neuf cents des mille hommes de la troupe et le vaisseau répartiteur les cent autres, ainsi que le groupe de commandement. La stratégie de Thulier était de voler dans les rues, au ras du sol, le plus longtemps possible et de traverser les lignes ennemies en comptant sur l’effet de surprise pour se poser directement dans la base en approche horizontale. Le commandant estimait avoir ensuite le temps de débarquer le matériel lourd et de l’installer. On emportait avec nous douze canons-à-vide et cela représentait un avantage décisif pour peu qu’on ait le temps de les mettre en position.
En apparence, ça se tenait. Mais j’ai tout de suite senti qu’il y avait une faille dans le raisonnement.
Les barges sont supportées par un puissant champ magnétique, comme les VTO, sauf qu’elles sont incapables d’aller aussi haut, bien sûr. Si par malheur les rebelles disposaient d’un générateur de contre-champ, ils pouvaient avoir le temps de le diriger contre nous et faire tomber les barges. J’ai soumis cette observation au commandant qui n’a guère apprécié qu’un cadet critique ses directives. Il m’a répondu qu’il était hautement improbable que des rebelles Narmadâ disposent d’un tel équipement et que, de toute façon, il n’y avait pas d’autre approche possible.
J’ai pensé devoir lui faire remarquer que nous pouvions toujours installer une partie des canons-à-vide sur les toits des immeubles entourant la base, tout en restant hors de portée des tirs rebelles. Cette stratégie présentait l’inconvénient de ne pouvoir venir en aide immédiatement aux hommes retranchés dans la base qui continueraient à subir le feu sur leur flanc nord, mais nous assurait à tous les coups le contrôle du front sud. Le commandant Thulier m’a sèchement signifié qu’un gamin comme moi ferait mieux de s’occuper de choses qu’il pouvait comprendre et de laisser la stratégie aux vrais soldats. On n’est plus à l’école ici, petit. C’est pour de bon, là. Sarcastique, il a ajouté que pour parer à toute éventualité, je pouvais toujours monter dans l’une des barges au cas où mes précieuses compétences tactiques seraient requises sur le terrain, au lieu de venir avec le groupe de commandement dans le vaisseau répartiteur. Bien sûr, je l’ai pris au mot.
Je me suis donc retrouvé dans la deuxième barge. Le crépuscule était déjà là lorsque nous décollâmes, une lueur orange teintait encore le ciel empli de lourds nuages noirs, mais les rues étaient déjà plongées dans les ténèbres.
Alignés les uns à la suite des autres, les quatre appareils naviguaient à vitesse réduite dans les artères vides de la capitale en ruine, toujours défigurée par les stigmates de la guerre d’Une Heure même tant d’années après. Les hommes sentaient bien que les décisions de leur chef avaient été davantage dictées par l’urgence que mûrement réfléchies. Ils suaient la peur. J’assurais néanmoins le commandement sur cette barge conformément aux ordres de Thulier. Le tonnerre du pilonnage de l’artillerie rebelle sur la base de l’ECM était de plus en plus audible. Le ciel était zébré par les centaines de rayons rouges des lasers de positionnement par satellite des roquettes Akante. Toutes les simulations, même les plus réalistes, de l’école militaire ne vous préparaient pas à un tel spectacle. Mon estomac me faisait mal tant il était noué.
C’est alors que la première barge a décroché.
Nous ressentîmes tous la pulsion du contre-champ avant même d’en constater les effets. Une sensation caractéristique de pression sur les poumons et les oreilles. À cette époque, je ne l’avais encore jamais expérimentée pour de bon, on nous l’avait juste décrite à l’entraînement. Toutefois, j’ai tout de suite compris ce qui se passait en voyant la barge devant prendre brusquement de l’altitude. Sans perdre de précieuses secondes à expliquer au pilote le problème, je déclenchai l’arrêt d’urgence. Notre barge commença immédiatement à ralentir tandis que celle qui nous précédait montait d’une dizaine de mètres, propulsée vers le haut par le contrecoup de l’annulation de son champ suspenseur, puis retombait comme une pierre. Elle s’écrasa verticalement trente mètres plus bas, le nez heurtant le sol en premier, provoquant aussitôt l’embrasement de la cabine de pilotage. Pendant ce temps, notre barge ralentissait selon une courbe calculée au plus juste par l’ordinateur de bord pour nous poser sans trop de casse, mais je voyais parfaitement qu’on allait percuter la première qui achevait sa chute en se couchant lentement sur le côté dans un horrible grincement métallique.
Je coupai alors délibérément la propulsion dans l’intention de stopper notre barge avant qu’elle ne pénètre au cœur du contre-champ ennemi. Le pilote me hurla que j’étais dingue, mais je lui agrippai le bras pour l’empêcher de remettre les gaz. La troisième barge nous percuta violemment par l’arrière, secouant tout le monde à bord, mais les champs tinrent bon et les deux véhicules purent se poser sans autre dégât, à la verticale. Le vaisseau répartiteur qui volait une vingtaine de mètres plus haut atterrit à son tour, sans difficulté. Tous les hommes se précipitèrent hors des barges, au cas où elles seraient prises pour cible. Soudain, nous fûmes tous jetés à terre par une onde de choc, soufflés comme des brindilles par un vent brûlant. La première barge venait d’exploser. Personne n’avait eu le temps d’en sortir.
L’air était surchauffé, à peine respirable, des myriades de particules enflammées retombaient de toute part, telle une averse de neige en enfer. Toute la troupe se regroupa en vitesse dans une rue perpendiculaire, à l’abri de tirs éventuels. C’est là que le commandant me tomba dessus.