« Les ordures, finis-je par dire, les mâchoires serrées. Que s’est-il passé pour toi ? Tu as réussi à leur échapper ?
— Je n’étais pas là, répondit Pascal avec véhémence. Sinon je n’aurais pas cherché à m’échapper et le petit marquis serait parti avec mes parents ! »
Il avait haussé le ton sur la fin de sa phrase, faisant se tourner quelques têtes vers nous. Mais les autres reprirent leurs activités sans se préoccuper davantage de nous. La cabine était particulièrement calme et les hommes parlaient à voix basse, comme s’ils ne se sentaient pas libres de s’exprimer normalement. Ici, contrairement à presque tout le reste du navire, l’atmosphère ne respirait pas vraiment la gaieté.
« Un jour il faudra que quelqu’un paie pour tout ça. »
Bien qu’un peu creuse, cette remarque reflétait la colère sourde qui montait en moi. Étonné de cette soudaine véhémence, Pascal Jalogny me lança un regard par en dessous.
« Il y a des phrases qu’il vaut mieux ne pas dire en public. Même ici.
— Oui, tu as raison. Mais ça me révolte.
— C’est pareil pour moi, tu t’en doutes. On en reparlera à l’occasion si tu veux, ailleurs. »
Il avait sorti ça avec un petit air de conspirateur qui piqua ma curiosité. Néanmoins, je compris qu’il n’en dirait pas davantage.
Pascal reprit, changeant délibérément de sujet : « Quoi qu’il en soit, je suis rudement pressé de voir de près le bioStruct sur lequel on va pupitrer !
— Tu n’en as jamais vu ?
— Si bien sûr, j’ai même travaillé sur un CYRA 4 pour mon mémoire de fin d’études, mais jamais je n’en ai vu de l’envergure de celui du Saint-Michel.
— C’est normal. Personne n’en a jamais vu un comme celui du Saint-Michel pour la bonne raison que c’est le plus grand jamais conçu. »
Dans le port interne du Saint-Michel, d’imposantes grues déchargeaient les containers transportés en masse à bord pour l’avitaillement du navire. Des transporteurs plus modestes les acheminaient ensuite jusqu’aux sections auxquelles ils étaient destinés. Là, de simples chariots élévateurs les vidaient pour en répartir le contenu.
Michel Lassec, le conducteur du porte-container n°203, ne pensait qu’à une seule chose en conduisant son engin vers l’aire de livraison qui desservait les ateliers du pont des intercepteurs : Bertrade, la serveuse gironde de l’ordinaire. Michel avait embarqué comme chauffeur-manutentionnaire quatre semaines avant les contingents de soldats et depuis, lorsqu’il allait prendre l’un de ses trois repas quotidiens, il ne manquait jamais de conter fleurette à cette femme épanouie qui battait des cils en le regardant par-dessus le comptoir. Or, ce soir, il avait un rendez-vous.
Deux jours plus tôt, il s’était jeté à l’eau et l’avait invitée à passer la soirée avec lui. À sa grande surprise, elle avait accepté. Cela l’avait quelque peu perturbé, une femme convenable n’étant pas censée céder aussi facilement aux avances d’un homme. Mais après tout, il ne pouvait pas vraiment se permettre de faire la fine bouche, jusqu’à présent aucune femme n’avait jamais accepté ses propositions alors que ses quarante ans avaient sonné depuis quelque temps déjà.
Du coup, il passait et repassait mentalement tout ce qu’il avait prévu de faire et de dire ce soir à l’auberge, inquiet à l’idée de sortir une ânerie ou de commettre un impair. Ce serait quand même un sacré coup de chance s’il parvenait à se trouver une femme pendant cette croisade et surtout, à la garder.
Il arriva à destination et un répartiteur interrompit ses pensées en tapant au carreau de sa cabine : « Hé vous là-dedans, collez-vous à la passerelle en marche arrière ! »
Michel fit un petit signe pour indiquer qu’il avait compris et recula les quarante mètres du container afin de l’approcher de la baie de déchargement. Puis il coupa le moteur et s’apprêta à descendre dans l’intention de donner un coup de main. Il entendit alors un choc sourd à l’intérieur du container. Intrigué, il tendit l’oreille, mais le bruit ne se reproduisit pas. Encore une caisse mal arrimée, se dit-il en descendant du véhicule.
Les techs des ponts intercepteurs vinrent chacun leur tour chercher le matériel commandé et le répartiteur validait leur nom au fur et à mesure sur la liste affichée sur sa plaque. Vingt minutes plus tard, le container était vide, à l’exception d’une caisse restée au fond. Michel se pencha pour examiner la feuille de route et constata avec surprise qu’elle ne figurait pas sur la liste.
« Je ne comprends pas, celle-là n’a pas l’air d’être enregistrée », dit-il au répartiteur.
Avec une grimace de mécontentement, celui-ci monta dans le container afin d’examiner la caisse à son tour.
« En effet, elle n’a même pas de bordereau d’enregistrement.
— Que fait-on alors ? Moi je suis déjà à la bourre sur mon emploi du temps, je ne peux pas attendre davantage. »
Et Bertrade va me tuer si je suis en retard, peut-être qu’elle ne va même pas m’attendre !
Comme le répartiteur avait l’air ennuyé à l’idée de prendre une quelconque initiative, Michel décida de l’aider un peu.
« Peut-être qu’on pourrait l’ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans ? Comme ça on saura où il faut la livrer.
— Hmm, théoriquement, on n’a pas le droit. Si c’était du matériel sensible…
— Allons chrétien, c’est un container prévu pour les techniciens. Ça ne risque pas d’être du matériel militaire sensible. Sinon, crois-moi, cette caisse ne serait pas perdue. On ne va sûrement rien y trouver d’autre qu’un tas d’outils crasseux.
— Tu as peut-être raison. Vas-y, procède à l’ouverture. »
Soulagé de ne pas perdre davantage de temps, Michel se dit qu’il pourrait rattraper ce retard sur sa pause du midi et qu’il serait à l’heure ce soir au rendez-vous. Il prit les pinces réglementaires et coupa les tiges de plastique fondues directement dans les œillets du couvercle. Le répartiteur ôta celui-ci et les deux hommes ouvrirent des yeux ronds de surprise.
À l’intérieur de la caisse, calé entre des blocs de polymère isolant destinés à absorber les chocs, un parallélépipède de métal chromé renvoyait des reflets inquiétants dans la faible lumière qui filtrait jusqu’au fond du container. Sur sa froide surface parfaitement lisse, aucune aspérité n’était visible et les angles étaient si nets qu’ils en paraissaient presque coupants. Seule marque distinctive, un cercle noir de vingt-cinq centimètres de diamètre sur la face supérieure.
« Bon sang, s’écria le répartiteur. Je crois qu’on vient de faire une sacrée connerie.
— Pourquoi ? s’enquit Michel. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une caisse homéostatique ! Tu n’en as jamais vu ? C’est une boîte totalement hermétique et quasiment indestructible qui sert à transporter du matériel ultra sensible !
— Aïe », répondit laconiquement Michel, réalisant soudain la gaffe monumentale qu’ils venaient de commettre. « Écoute, reprit-il, peut-être qu’il vaut mieux que tu ailles chercher un officier. Moi, je surveille ce truc-là en t’attendant. Tu m’entends ? Hé ! HO ! »
Le répartiteur, totalement figé, ne répondait pas. Il restait le regard braqué derrière Michel sans répondre, les pupilles dilatées, le souffle court. Cette terreur soudaine qui déformait ses traits se transmit aussitôt à Michel. Incapable de comprendre pourquoi un tel effroi le submergeait, il lui fallut une éternité pour se retourner et en voir enfin la source.