Il était fou de rage. Selon lui, j’étais le responsable de cette tragédie. En donnant l’ordre d’immobiliser la colonne, c’était moi qui avais provoqué cette catastrophe. J’eus beau lui dire que je n’étais pour rien dans la perte de la barge de tête, que lorsque j’avais ordonné de stopper la mienne, la première était déjà tombée dans le piège du contre-champ rebelle, il ne voulait rien entendre et continuait de m’accuser. Il avait complètement perdu les pédales. Peut-être le choc d’avoir commis une erreur aux conséquences aussi tragiques ? Je regardais les soldats assemblés autour de nous et les voyais secouer la tête. Ils avaient honte de son comportement. J’étais si abasourdi par l’énormité de ses accusations, par son hypocrisie, que je l’aurais peut-être étranglé dans un accès de colère, mais je n’en eus pas l’occasion. Sa tête explosa.
Je restais bouche bée pendant une seconde, dégoulinant du sang de Thulier et regardant son corps s’affaisser mollement comme une marionnette qu’on vient de lâcher. Ce ne fut que lorsqu’un homme brailla “ balles soniques !” que je réalisai que nous subissions une attaque du haut des immeubles. Toute la troupe se replia en catastrophe dans les rez-de-chaussée en ruines des immeubles environnants. Le temps que tout le monde trouve un abri, plusieurs soldats tombèrent sous le feu rebelle. Puis les tirs diminuèrent, faute de cible ; seules quelques balles continuaient à tomber sporadiquement au pied des immeubles. Les choses devinrent alors affreusement claires dans mon esprit : j’étais devenu l’officier en charge de l’opération.
Je contactai par radio le sergent qui secondait Thulier pour savoir s’il était encore en vie, tout en réfléchissant à une solution pour nous sortir de ce guêpier. La terrible réalité des trois cents hommes qui venaient de périr dans la chute de la première barge rôdait aux portes de mon esprit, mais je parvenais pour l’instant à l’occulter. Il était capital que je garde les idées claires afin de limiter le gâchis en cours.
Avant tout, il fallait reprendre le contrôle de la situation.
J’ordonnai à une cinquantaine d’hommes de nettoyer les étages supérieurs des immeubles dans lesquels nous avions pris position et de s’installer sur les toits pour protéger le périmètre. Cela ne prit guère de temps, les tireurs embusqués n’étaient pas très nombreux. Une fois la zone sécurisée, tout ce qui restait de la troupe se regroupa dans la rue. Je réunis tous les chefs d’unité et leur expliquai que, bien que nous ayons perdu quatre canons-à-vide dans la destruction de la première barge, il nous en restait encore huit, la stratégie que j’avais préconisée en vain auprès de Thulier était donc encore applicable et j’étais bien décidé à l’appliquer.
Certains protestèrent, convaincus, malgré l’évidence, qu’il fallait continuer à suivre les ordres de leur ex-commandant, mais je leur imposai le silence. Il y avait de vieux guerriers parmi eux et beaucoup prirent très mal de se faire moucher par un bleu. Néanmoins, tous les hommes remontèrent dans les barges, à l’exception d’une centaine de commandos qui restèrent au sol avec pour mission de débusquer le générateur de contre-champ. Quant à moi, je pris place au poste de commandement dans le vaisseau répartiteur. J’étais terrifié. Quarante-huit heures plus tôt, j’étais encore à l’école militaire et maintenant, je commandais une opération de sauvetage qui tournait au fiasco sur l’un des fronts les plus sauvages de l’Empire Chrétien Moderne.
Une fois dans le poste de commande, je contactai l’état-major à l’aéroport international pour les mettre au courant de notre situation. L’opérateur qui me répondit avait l’air débordé et se contentait de répéter que nous devions porter secours à la base papale. En fait, je sus plus tard qu’ils subissaient eux aussi une attaque sérieuse. Je dus ensuite expliquer la situation en vitesse au patron de la base de l’ECM, qui nous hurlait de nous magner le train. Je ne me souviens plus s’il était commandant ou colonel. Je ne me souviens même plus de son nom. Je coupai les communications et les appareils décollèrent tant bien que mal. Je fis placer le répartiteur à trois cents mètres d’altitude pour être hors de portée de n’importe quel tir, puis les barges montèrent juste assez haut pour survoler les immeubles. L’objectif était de débarquer les huit canons-à-vide sur les toits le long d’une ligne d’environ un kilomètre pour couvrir tout le front sud de la base sans avoir à pénétrer pour de bon dans les positions ennemies.
Au début, tout se déroula comme prévu et je commençais à croire qu’on allait réussir à sauver cette mission. Chaque barge déposait sur le toit des immeubles un canon et les vingt hommes nécessaires à son fonctionnement ainsi qu’à sa défense. J’ordonnai de commencer le pilonnage sans attendre que tous les canons soient disposés, ce qui présentait, il est vrai, un léger risque pour les barges qui continuaient leur va-et-vient. Les canons-à-vide ont une aire d’effet considérable qu’il est toujours difficile d’estimer avec précision.
Cependant, le vaisseau répartiteur était là pour ça et j’avais commandé les tirs avec une marge de sécurité augmentée. Les premières salves partirent des canons les plus en retrait et je vis pour la première fois les conséquences grandeur nature de cette arme. À plus d’un kilomètre de là, des immeubles entiers étaient écrasés, concassés, implosant sous l’effet des tirs comme si la main d’un géant invisible les broyait impitoyablement. Des pans entiers de la ville s’effondraient comme de simples châteaux de cartes. Bien entendu, Surat n’était plus à l’époque qu’une ville fantôme constituée de bâtiments en ruine, toutefois si ces immeubles avaient été habités, les morts se seraient chiffrés par milliers. Pour l’instant, seuls les rebelles succombaient.
Puis, le sergent, qui était à bord de l’une des barges, demanda l’autorisation de franchir le périmètre que j’avais assigné afin de tenter de disposer le dernier canon plus près des assiégeants de la base. Je l’enjoignis de s’en tenir aux ordres, mais ce salopard fit semblant de ne plus me recevoir. Il fit obliquer sa barge vers le front dans l’intention de gagner deux ou trois cents mètres de portée de tir. Pressentant le pire, j’ordonnai à mon pilote de foncer dans la même direction tout en essayant de reprendre contact avec cet imbécile. Mais, les événements s’enchaînèrent trop vite pour que je puisse réparer l’erreur du sergent. Il avait réussi à atteindre le toit qu’il avait repéré et débarquait déjà le canon-à-vide avec ses hommes lorsqu’il fut atteint par le contre-champ. Les rebelles avaient dû déplacer le générateur immédiatement après leur premier tir réussi pour avoir le temps de l’amener jusque dans cette zone. Je pense qu’il ne leur avait pas fallu plus de trois ou quatre minutes pour ajuster la barge.
Elle décrocha exactement comme la première du convoi : un bond en hauteur, provenant du vaisseau lui-même qui récupère mécaniquement l’énergie cinétique négative créée par le champ suspenseur. Les soldats qui se trouvaient encore sur la rampe flexible furent projetés dans le vide juste avant que la barge ne retombe sur le toit de l’immeuble et sur les malheureux déjà débarqués. L’explosion dévasta le haut du bâtiment et l’onde de choc nous atteignit à peine une seconde plus tard. Le vaisseau répartiteur fut salement secoué, mais il résista. Malheureusement, notre position avait contraint trois des canons à cesser leur tir et les rebelles avaient profité de ce répit inespéré pour retourner leurs batteries contre nous. Une volée d’Akantes s’élança dans notre direction, leur laser de position aveuglant quiconque les regardait. Dans un réflexe inespéré, notre pilote prit brutalement de l’altitude, nous sortant ainsi de la trajectoire des roquettes. Sans cela, je ne serais plus de ce monde aujourd’hui. Ce fut donc d’une position élevée que j’assistai au carnage qui suivit. La pire vision de toute ma vie de soldat.