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Deux de nos positions furent atteintes simultanément par la première salve. L’un des canons implosa à l’impact, compactant irrésistiblement toute la matière dans un rayon de cent cinquante mètres, pour finir par exploser au franchissement de la masse critique. L’autre ne fut pas touché directement, mais cela aurait été préférable. La roquette détruisit les étages inférieurs de l’immeuble sur lequel il se trouvait, et l’explosion déforma tout le bâtiment. Le toit se souleva puis s’inclina, et le canon-à-vide suivit le mouvement, au moment même où un nouveau tir venait d’être déclenché. Sur ces armes lourdes, le délai entre la mise à feu et le tir atteint presque cinq secondes, le temps que l’énergie s’accumule. Je compris que le prochain tir n’allait pas partir vers sa cible initiale tandis que le canon basculait avec une horrible lenteur vers son flanc gauche, pile dans l’axe de notre rangée de batteries. La suite fut effroyablement logique.

Le coup partit et emporta tout le haut des immeubles sur sa gauche, dont celui sur lequel se trouvait l’autre canon le plus proche. Mais un tir de ce type, à bout portant, ne s’arrête pas comme ça. La vague d’énergie continua sur sa trajectoire, fonctionnant comme un emporte-pièce géant et deux autres de nos positions furent écrasées. Pendant ce temps, le canon d’où le coup était parti avait été englouti avec tous ses hommes dans l’effondrement de son immeuble.

En quelques secondes, dans un épouvantable jeu de dominos, nous venions de perdre une nouvelle barge, cinq canons et probablement pas loin de quatre cents hommes. J’étais totalement désemparé, sonné. Le paysage défilait à toute vitesse, me donnant l’impression que je tournoyais dans un cauchemar et que j’allais bientôt m’écraser au sol. Je ne sais pas combien de temps je restais ainsi hébété avant d’entendre le pilote qui criait pour me faire sortir de ma torpeur en me demandant les ordres. De nouvelles Akantes pouvaient partir d’un instant à l’autre et seul le tir nourri des trois canons restants les en empêchait encore. Le pilote de la troisième barge, en retrait d’un kilomètre, ne cessait de répéter qu’il ne pourrait pas rester en vol encore longtemps, le vaisseau donnant d’inquiétants signes de faiblesse suite au carambolage. Je pris la seule décision qui s’imposait, je réclamai l’évacuation à l’état-major.

La réaction de l’opérateur de l’aéroport international me glaça le sang : il était hors de question qu’on évacue qui que ce soit tant que la mission n’était pas terminée. J’étais atterré. On était loin des cours de tactique militaire à l’académie ! La-bas, on nous apprenait à garder notre sang-froid au cours d’une bataille afin de pouvoir prendre les meilleures décisions en toutes circonstances, et ici, je me retrouvais plongé au cœur d’un chaos guerrier où tout le monde réagissait de manière hystérique et en dépit du bon sens.

J’arrachai alors le micro du casque de mon pilote pour parler moi-même à l’opérateur. Je lui jurais que s’il ne lançait pas la procédure d’évacuation immédiatement, je revenais avec mon vaisseau répartiteur pour pilonner sa tour de contrôle. Il y eut un silence à l’autre bout et je vis finalement s’afficher l’ordre d’évacuation sur le moniteur principal. Ce fut à cet instant que mon pilote hurla “Akante en acquisition !” Une roquette nous avait verrouillés. C’était terminé pour nous. Je réagis par pur réflexe conditionné en actionnant ma commande d’éjection.

Le choc de l’accélération brouilla ma vision tandis que j’étais propulsé dans un maelström de bruit et de lumière totalement désorientant. La seule chose que j’eus le temps de voir, ce fut cet étrange ballet constitué de dizaines de silhouettes en train de s’éjecter du vaisseau répartiteur avant le flash aveuglant de l’explosion. La boule de feu me brûla assez sérieusement aux mains et au visage, mais je ne m’en rendis même pas compte.

Les mini-répulseurs de mon siège parvinrent tant bien que mal à me poser au sol et je courus à couvert vers la zone sécurisée par nos hommes. Tout ce qui restait de la troupe attendait là qu’on l’évacue. Des hommes hagards, terrifiés. L’ombre des soldats que j’avais vus à peine quelques heures plus tôt. Tous me jetèrent un regard accusateur et aucun ne sembla heureux que je m’en sois tiré. Je ne les blâme pas, ils ne pouvaient pas savoir ce qui s’était passé exactement. Comme j’étais le seul officier encore en vie, pour eux, j’étais le responsable du désastre.

Dix minutes plus tard, sept Super-Griffons sont arrivés et ont embarqué les cent quarante-huit survivants.

Cent quarante-huit sur mille. »

Ils étaient toujours assis côte à côte sous le saule dans la fraîcheur de la nuit tombée. Clorinde n’avait pas bougé de tout le récit et Tancrède regardait droit devant lui sans oser se tourner vers elle.

Raconter cette histoire dans ses moindres détails avait ravivé les anciennes plaies, mais paradoxalement, il se sentait soulagé, comme déchargé d’un fardeau trop longtemps porté. Il avait la très nette impression d’avoir enfin clos cet épisode de sa vie.

Clorinde ne disait toujours rien. Peut-être ne trouvait-elle rien à dire après cela ? Tancrède commençait à s’inquiéter lorsqu’il sentit qu’elle lui posait la main sur l’épaule. Alors, doucement, il posa sa main sur la sienne à son tour, le regard toujours fixé dans le lointain. Une pluie fine commença à tomber, faisant bruisser le feuillage au-dessus de leurs têtes, mais ils étaient bien à l’abri sous les hautes branches du saule.

« C’est inconcevable d’être projeté si jeune dans une telle tuerie… dit lentement Clorinde, se risquant enfin à parler. Et je suppose qu’après ça, la base de l’ECM a été… »

Elle n’arrivait pas à se résoudre à le dire. Tancrède hocha la tête en achevant d’une voix neutre.

« La base a fini par tomber aux mains des rebelles et toute la garnison a été massacrée… »

La jeune femme inspira longuement puis relâcha un soupir.

« Que s’est-il passé ensuite ? Pour vous, je veux dire. Il y a eu une enquête officielle ?

— J’ai été inculpé pour faute de commandement caractérisée. En gros, on m’a reproché de ne pas avoir suivi la stratégie préconisée par le commandant, même après sa mort. »

Clorinde était interloquée : « Ça n’a aucun sens ! Une fois que vous saviez qu’ils avaient un générateur de contrechamp, cela revenait à un suicide.

— Les autorités militaires peuvent parfois se montrer très rigides lorsqu’elles pensent qu’il y a eu rébellion, répondit Tancrède, résigné.

— Ils ne vous ont certainement pas accusé de rébellion, s’étonna Clorinde, sans quoi vous n’auriez pas simplement été dégradé : on vous aurait jeté en prison. Et pour longtemps.

— Si, au début. Puis ils ont abandonné les poursuites après avoir entendu les témoignages des survivants. La plupart avaient confirmé mes propos et mes juges ont admis qu’une fois commise l’erreur de ne pas suivre la stratégie de Thulier, j’avais correctement commandé.

— Correctement commandé ? Vous avez tout simplement sauvé ces hommes. Sans la tragique insubordination du sergent, vous auriez même probablement sauvé la base.

— Ils n’ont rien voulu savoir et m’ont rétrogradé à sergent. Je venais de sortir de l’académie du Danemark et je ne suis même pas resté sous-lieutenant une semaine. C’était déjà une situation difficile à vivre, toutefois ce qui a vraiment aggravé les choses, c’est que j’ai décidé de faire appel. Il y a eu de longues procédures et je me suis battu comme un damné, mais les choses se sont enlisées peu à peu, et un jour j’ai fini par abandonner. J’avais été injustement accusé et pourtant, je n’avais même pas eu le courage de me battre jusqu’au bout. Je m’étais juré que ça n’arriverait plus. » Clorinde comprenait désormais l’état d’esprit actuel de l’ex-lieutenant qui se tenait à côté d’elle.