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« Et c’est arrivé de nouveau… », dit-elle doucement.

Se sentant soudain harassé, Tancrède baissa la tête et ses épaules s’affaissèrent.

« Maintenant, je ne sais plus quoi penser. Après tout, peut-être était-ce déjà mon orgueil qui m’avait fait voir les choses de cette manière à l’époque ? Peut-être aurais-je pu éviter ce bain de sang ? »

Réalisant qu’il continuait à se laisser entraîner dans la même spirale négative d’autodénigrement, Clorinde décida qu’il était temps de réagir avant qu’il ne perde définitivement confiance en lui. Elle se tourna vers lui et employa son ton le plus directif pour lui dire :

« Tancrède de Tarente, écoutez-moi. Dieu vous a durement mis à l’épreuve, je le reconnais. Pourtant, il ne vous a pas abattu. Peut-être Son Dessein en ce qui vous concerne vous paraît-il obscur aujourd’hui, mais moi, je sais que vous avez encore de grandes choses à accomplir dans cette vie, vous pouvez me croire ! »

Il eut un sourire sans conviction.

Bien qu’il vînt de vivre l’une des pires journées de sa vie, il sentait que Clorinde produisait sur lui l’effet qu’il espérait lorsqu’il l’avait appelée en fin d’après-midi. Sans être revenu au meilleur de sa forme, il se sentait tout de même nettement mieux. D’une certaine manière, elle avait réussi l’impossible : écarter les lourds nuages qui s’amoncelaient au-dessus de son moral depuis la veille, pour qu’un rayon de lumière perce enfin à travers. Le temps était toujours à l’orage, mais l’horizon s’était un peu dégagé. Tancrède se demandait qui d’autre aurait pu réussir cela avec lui. Soudain, tout l’amour qu’il éprouvait pour elle éclata en lui et se déversa dans ses veines en un torrent brûlant.

« Je ne sais pas quoi dire… parvint-il à articuler. Vous êtes… merveilleuse. »

Elle éclata de rire puis l’empoigna par le col. Tout en lui souriant d’un air encourageant, elle l’attira lentement à elle.

« Pour quelqu’un qui ne sait pas quoi dire, je trouve ça pas si mal. »

Malgré l’intense fascination qu’exerçait le visage de l’Amazone sur ses sens à vif, Tancrède ne put s’empêcher de remarquer la force avec laquelle elle le tirait vers lui. L’esprit embrumé, le cœur battant à tout rompre, il ressentit un choc électrique quand leurs bouches se rencontrèrent. Le souvenir de leur premier baiser était resté gravé dans sa mémoire, mais il n’avait pas atteint l’intensité à laquelle celui-ci accéda. Conscient de la fragilité de cet instant, il s’y abandonna totalement afin de le savourer dans ses moindres détails, jouissant de la douce torpeur qui l’envahissait, veillant à ne pas la gâcher en se laissant submerger par elle.

La pluie avait cessé depuis quelques minutes et désormais, les odeurs de terre humide et d’herbe fraîche s’élevaient de toutes parts. L’obscurité de la nuit n’était troublée que par le scintillement des étoiles projetées sur la voûte du dôme calme et tranquille tandis que les deux amants s’allongeaient entre les racines, sur l’herbe tiède de leur refuge.

13 septembre 2205 TR

Le voyage du Saint-Michel touchait à sa fin. D’ici trois semaines, l’immense vaisseau stellaire se mettrait enfin en orbite autour d’Akya, seconde planète de l’étoile principale du système d’Alpha du Centaure. Un événement important venait d’avoir lieu : l’inversion de poussée qui devait permettre au navire de décélérer progressivement jusqu’à l’injection sur son orbitale finale.

L’objectif de la croisade, après avoir paru lointain et un peu flou aux hommes pendant le trajet, prenait désormais corps d’une manière très concrète sous la forme de l’énorme soleil centaurien et de ses deux sœurs stellaires. Depuis plusieurs jours déjà, ce nouvel astre étincelait à travers toutes les baies d’observation, contraignant le Nod2 à maintenir les filtres polarisants activés en permanence.

Alpha Centauri A était la plus grosse étoile du système ainsi que la seule à posséder un cortège planétaire. Plus loin, plus petite et dépourvue de planètes, Alpha Centauri B se trouvait actuellement à l’aphélie de son orbite autour du soleil centaurien. Il lui faudrait plus de quarante ans pour revenir au plus près de sa parente et encore quarante autres pour boucler un tour complet. Enfin, enfant oublié de cette famille stellaire, Alpha Centauri C n’était qu’une naine rouge d’une magnitude si faible qu’elle était invisible à l’œil nu sur Terre, en dépit de son statut d’astre le plus proche de celle-ci. Vue du vaisseau, elle ne parvenait même pas à rivaliser avec l’éclat de la planète des Atamides dont le disque déjà bien visible grossissait sans cesse derrière les hublots du navire.

Le terme du voyage approchant, les jours semblaient s’étirer, passer de plus en plus lentement dans l’esprit des hommes, tandis que l’excitation de ceux-ci – ainsi que leur appréhension – augmentait de manière inversement proportionnelle. Les conversations ne tournaient plus qu’autour du débarquement ou des premières batailles qui s’annonçaient, générant une intense fébrilité qui traversait toutes les couches sociales, toutes les strates hiérarchiques de l’armée, comme si le Saint-Michel s’était mué en un immense animal fiévreux secoué des spasmes névrotiques.

Bien que les exercices et les entraînements aient été réduits afin d’éviter que les soldats ne deviennent obsédés par leur préparation, beaucoup d’entre eux passaient des heures à réviser compulsivement tous les manuels ou mémorandums qui avaient pu être écrits sur telle ou telle phase du débarquement.

Tancrède, lui, ne participait pas à cette effervescence.

La journée dramatique de sa dégradation était passée depuis deux semaines. Deux semaines durant lesquelles il avait dû supporter le regard des autres et surtout, affronter sa propre unité avec son nouveau grade de sous-lieutenant. Toutefois, la reprise du commandement de ses hommes s’était mieux passée qu’il ne l’avait craint. La plupart d’entre eux lui avaient même témoigné un soutien qui lui avait réchauffé le cœur, signifiant ainsi qu’ils accordaient davantage d’importance à ses qualités humaines – et de chef – qu’à ses démêlées judiciaires. Quelques hommes avaient néanmoins demandé leur mutation dans d’autres unités et Tancrède ne s’y était pas opposé, notamment Ardélion et ses acolytes. Ils avaient rejoint la Legio Sancta.

Afin d’oublier ce qui s’était passé – et également de se faire oublier –, Tancrède s’était totalement immergé dans le commandement et la préparation de son unité, essayant de prodiguer la même attention qu’auparavant aux entraînements tactiques et aux exercices sportifs. S’abandonner sans retenue à l’effort physique intense lui procurait cette profonde et saine fatigue qui, le soir venu, lui permettait de trouver un semblant de sérénité. Ainsi, à moins d’un mois de l’arrivée sur Akya, il était parvenu à recouvrer assez d’empire sur lui-même pour avoir de nouveau le sentiment de contrôler le cours de sa vie.

Conformément à la résolution qu’il avait prise, il avait cessé de fréquenter Albéric et tous les autres inermes du Réseau et d’ailleurs, aucun d’eux n’avait cherché à le recontacter. Même Liétaud avait fait les frais de cette remise en question globale. Tancrède avait préféré prendre des distances avec le jeune Flamand, trop lié aux événements tragiques qui avaient provoqué sa disgrâce. Ils continuaient à se fréquenter sans toutefois entretenir de rapports trop étroits.