Tancrède se doutait que son ami en était peiné, mais c’était une question de survie : son désir de justice pour Liétaud avait été le principal moteur de sa chute, alors chaque fois qu’il le voyait, chaque fois qu’il l’entendait, ses plaies se ravivaient. Si Liétaud en souffrait, il n’en montrait rien et continuait même de soutenir son lieutenant avec une ardeur désarmante.
Quant à Engilbert, il paraissait indifférent à tout cela. Peut-être concevait-il de l’amertume à l’égard de son frère pour la force de l’amitié qu’il avait liée avec Tancrède ? Quoi qu’il en soit, il ne semblait pas se préoccuper des états d’âme de l’un ni de l’autre.
La seule véritable joie qu’éprouvait désormais Tancrède, c’était les moments passés en compagnie de Clorinde. Par nécessité de rester discrets, ils ne pouvaient se voir trop souvent, mais elle était constamment présente dans ses pensées. À mesure que leur relation s’approfondissait, le soldat endurci ne cessait de s’émerveiller de la chance qu’il avait eue de croiser le chemin d’une telle femme. Une femme à laquelle il s’accordait si bien, qui le comprenait autant que lui la comprenait. Après avoir attendu cette rencontre si longtemps, il avait fini par penser qu’elle ne se produirait plus. Dès lors, il goûtait tous les instants passés auprès d’elle comme un affamé qui découvre l’abondance.
Cependant, une ombre planait au-dessus de cette idylle. La guerre approchait et Clorinde était une guerrière. Il savait que bientôt, il serait inquiet pour elle tous les jours, que bientôt, il connaîtrait ce que sa famille endurait depuis si longtemps chaque fois qu’il partait au front.
« Bordel de Die…, de merde ! s’étrangla le major Hutbert. Vous allez vous tenir tranquille maintenant, sinon je vous promets que les sanctions vont pleuvoir dru ! »
Le brouhaha diminua un peu dans la rame du Tube qui emmenait la 78e unité I/C vers son affectation dans l’une des parties mobiles du navire, mais les hommes étaient tellement excités depuis que le déploiement final avait été ordonné qu’ils en étaient devenus incontrôlables, au grand dam du major.
Même si, sur la fin, il avait donné l’impression de s’écouler de plus en plus lentement, le temps avait malgré tout fini par passer et le Saint-Michel tournait maintenant en orbite à 450 kilomètres au-dessus de la seconde planète d’Alpha Centauri A.
Le disque colossal de celle-ci constituait désormais la seule vue qu’il était possible de contempler depuis le navire. Durant les quelques jours d’attente qui avaient précédé l’ordre de déploiement, chacun avait pu profiter du spectacle stupéfiant qu’offrait ce monde nouveau.
D’immenses étendues désertiques saturaient d’ocre jaune la majorité de la surface de la planète, développant de subtiles nuances d’orange et de rouge là où des bandes nuageuses projetaient de longues ombres sur des bassins arides ; des chaînes de montagnes dardaient haut des pics dont la pâleur laiteuse trahissait la mince couche de neige qui les recouvrait en permanence en dépit du manque d’eau. Seule variation de couleur dans cet océan fauve, des stries vertes tranchaient par endroits comme des coups de griffes incertains, révélant de profondes vallées encaissées qui offraient enfin des zones tempérées où la végétation, protégée de l’implacable soleil centaurien, parvenait alors à s’exprimer. Néanmoins, nombre d’entre elles n’avaient pas résisté aux assauts des rayons ardents et avaient fini par se dessécher, présentant désormais le même aspect stérile que les paysages environnants, cicatrices torturées courant sur des centaines de kilomètres.
À cette altitude, Akya du Centaure ne ressemblait à rien d’autre qu’à un gigantesque globe de pierre desséché et balayé par les vents.
Une semaine plus tôt, alors que le navire entamait son approche finale, tous les hommes avaient été appelés à rejoindre leur alvéole pour se mettre à l’abri dans le champ tramé pendant la phase ultime de freinage. Les réacteurs latéraux du Saint-Michel étaient alors entrés en action afin de retourner le bâtiment. Procédure longue et délicate, au terme de laquelle les Bouches de l’Enfer s’étaient à nouveau allumées, cette fois pour ralentir le vaisseau. La manœuvre avait été exécutée avec succès et les ajustements de trajectoire subséquents avaient permis de placer le Saint-Michel sur son orbite définitive.
Les commentateurs de l’Intra avaient alors chanté les louanges des ingénieurs du Vatican. Ces génies inspirés par Dieu avaient conçu, construit et envoyé dans les étoiles un Léviathan de métal qui avait mené un million d’âmes à bon port, avec une précision dans l’espace inférieure à une dizaine de kilomètres et dans le temps, à une douzaine d’heures. Le triomphe de la technologie humaine était éclatant. En parvenant à s’affranchir de leur monde originel, les hommes avaient démontré sans équivoque leur supériorité et justifié leur prétention à essaimer dans la galaxie afin d’imposer partout le Dominium Mundi.
Pendant les jours qui avaient suivi, le navire avait bourdonné de l’intense activité de centaines de milliers d’hommes et de femmes qui, après avoir traversé plus de quatre années-lumière, se préparaient pour le plus grand débarquement de toute l’histoire humaine.
L’unité de Tancrède avait dû, comme les autres, préparer et emballer soigneusement tout son matériel, des vêtements jusqu’aux armes, des gamelles jusqu’aux méca-percherons, des messageurs de poignet jusqu’aux exosquelettes de guerre. Le voyage s’achevant, l’humeur générale aurait dû être au soulagement. Cependant, comme à l’appareillage, la crainte d’un éventuel échec du débarquement étreignait les cœurs et nouait les estomacs. Il tardait à tout le monde d’en avoir terminé avec la périlleuse descente, mais aussi de se trouver rapidement à l’abri d’une éventuelle attaque éclair des Atamides, dans un camp retranché digne de ce nom.
Lorsqu’enfin l’ordre de déploiement final tant attendu avait résonné sur tous les haut-parleurs dans les allées du Saint-Michel, des cris de joie et des vivats avaient éclaté spontanément pour saluer la fin de cette insupportable attente.
La rame transportant l’unité mixte 78 jaillit du long tube – qui avait valu son surnom à ce moyen de transport – suspendu dans les hauteurs de l’Allée Centrale puis entra dans sa gare de destination. Tancrède se leva et se campa au beau milieu de la rame tandis qu’elle s’immobilisait.
« Je sais que vous êtes tous à cran et impatients d’embarquer dans le module de descente, dit-il d’une voix forte pendant que les portes s’ouvraient dans un chuintement magnétique, néanmoins, ne me faites pas honte en vous précipitant comme des gamins. Je veux que vous vous présentiez au poste du régulateur, au bout du quai, en ordre et au pas ! N’oubliez pas que vous devez tous pointer dans ses registres en lui présentant votre messageur. Si vous ne le faites pas, vous ne pourrez pas embarquer dans le module et l’unité entière devra attendre que vous recommenciez toute la procédure d’enregistrement. Allez, tout le monde dehors ! »
La troupe s’ébranla et quitta la rame dans un calme relatif, les soixante-dix soldats s’alignant ensuite les uns après les autres sur le quai face au poste du répartiteur dont la mine étonnée exprima clairement que c’était la première unité disciplinée qu’il voyait depuis le début. Tancrède regarda tous ses hommes passer devant lui les uns après les autres. Lorsque ce fut le tour de Liétaud, celui-ci s’arrêta un instant en esquissant un faible sourire à son attention. Tancrède se sentit soudain un peu honteux de la distance qu’il avait maintenue entre lui et le jeune Flamand depuis sa dégradation. Comme tout le monde, le Méta-guerrier nourrissait une certaine angoisse à l’idée de la manœuvre dangereuse qui les attendait et l’idée que, dans les prochaines heures, un accident imprévu pourrait les emporter tous les deux, sans qu’il ait eu le temps de se rapprocher à nouveau de lui, de lui dire qu’il n’était naturellement pour rien dans ce qui lui était arrivé, lui parut soudain insupportable.