Moins de mille membres d’équipage étaient restés à bord pour veiller au bon fonctionnement du Saint-Michel au cours des longs mois – années peut-être – qu’allait durer la croisade. Quant aux équipages des deux croiseurs lourds de classe Triton qui devaient bientôt se détacher des flancs du navire, ils avaient déjà rejoint leurs bâtiments : le Torquato et l’Ariosto.
Le Léviathan de métal était désormais quasi désert. Les immenses allées demeuraient vides, les dômes plongés dans le noir. Les cabines ne résonnaient plus du chahut des hommes, les odeurs de repas se dissipaient peu à peu dans les réfectoires. Pourtant, quelque part au milieu de cet océan d’ombres, une lumière venait de se rallumer. Une cabine super-tachy. Une cabine particulière, qui n’était plus supposée servir, mais venait pourtant de s’activer.
Seul, parfaitement immobile, un homme se tenait à genoux dans le cercle de lumière. Humble, pénitent, imperturbable. L’homme patienterait ainsi des heures, des jours s’il le fallait, s’il le commandait. Mais ce ne serait pas nécessaire, il venait d’apparaître.
« Très Saint-Père, fit Wolkmar en baissant la tête.
— Mon fils », répondit Urbain IX d’une voix douce.
Le pape présentait un visage serein, comme si cette entrevue lui offrait un agréable moment de détente dans un emploi du temps chargé, comme si ce moment n’était pas le point de non-retour de la mission la plus sensible qu’il eut jamais ordonnée.
« Ma capsule de descente est prête, Très Saint-Père, annonça le pénitent. C’est la dernière fois que je me présente à vous.
— Ainsi, l’heure est venue, Wolkmar. Toute ta préparation, tous tes sacrifices vont enfin trouver leur sens.
— Oui, Très Saint-Père. Mon cœur déborde de joie à cette idée.
— Tu devras prendre garde à ne pas dévier de ta route, mon fils. » La voix d’Urbain s’était raffermie, il parlait maintenant d’autorité. « Ce monde t’est inconnu. Il recèle probablement bien des dangers, tu devras donc te montrer prudent. N’oublie jamais que la mission prime sur tout. Elle est necessitatis maximae. Rien ne doit l’entraver, rien ne doit la mettre en péril.
— Oui, Très Saint-Père. Je ne dévierai pas. Rien ne m’arrêta. J’y vouerai tout mon esprit, tout mon être. »
Urbain IX hocha la tête.
« Tu as toujours eu ma pleine confiance, Wolkmar. Tu es comme un fils pour moi, tu le sais.
— Oui, Très Saint-Père, je le sais. Je ne vous décevrai pas.
— J’en suis convaincu. Toutefois, tu devras te montrer plus discret désormais. J’ai conscience que ce long enfermement à bord a été une épreuve pour toi, que tu as dû libérer tes… pulsions à plusieurs reprises au cours des mois qui viennent de s’écouler.
— Oui, Très Saint-Père, je suis dévasté par la honte, j’ai profondément meurtri ma chair pour me punir. »
Cette fois, Urbain secoua la tête, comme choqué par ce qu’il entendait.
« Ce n’est pas de ta faute, mon fils, je te l’ai déjà dit. Ce sont des effets… indésirables de ta formation, des à-côtés malheureux. Tu as été absous à l’avance pour ces dérives. Oublie ces regrettables victimes, considère-les comme un mal nécessaire. La mission prime sur tout.
— Oui, Très Saint-Père, la mission prime sur tout », répéta Wolkmar, comme un mantra.
Maintenant, la voix d’Urbain résonnait comme s’il s’adressait à une assemblée.
« La tâche que tu t’apprêtes à accomplir est probablement la plus grande, la plus glorieuse, dont un fils de Dieu ait jamais eu à s’acquitter. Elle t’assure une place toute particulière aux côtés de notre Seigneur lorsque tu seras appelé à le rejoindre. Nul ne devra t’empêcher de la mener à bien. Aucun mortel ne peut se dresser entre toi et l’avenir de la Sainte Église. M’entends-tu, Wolkmar ? Aucun noble, aucun chef croisé, pas même un membre du Conseil !
— Oui, Très Saint-Père, pas même un membre du Conseil. »
Soudain, Urbain prit appui sur les accoudoirs de son fauteuil et se pencha en avant, comme pour se rapprocher de son interlocuteur. Sa voix se réduisit à un murmure. Mais ce murmure avait autant de force qu’un cri.
« Par contre, tu dois oublier cet homme qui t’a traqué. Tu ne dois pas chercher à te venger de Tancrède de Tarente. »
Comme Wolkmar avait gardé la tête baissée, son visage n’était pas visible. Toutefois, ses épaules tressaillirent.
« Je… Cet homme représente une menace pour…
— Non, mon fils, je te le redis et tu obéiras : tu ne dois pas chercher vengeance ! »
Le pape avait élevé la voix sur la fin de sa phrase, et un bref écho avait claqué dans la cabine. Il se remit à chuchoter : « Je sens bien que cet homme représente quelque chose de particulier pour toi. Ta formation ne tolère pas les failles, tu ne supportes donc pas de l’avoir laissé s’échapper une fois. Et par-dessus tout, tu brûles de lui faire payer ce qu’il a fait à ton visage. Voilà ce qui ne me plaît pas. Ce sentiment – car c’est bien de cela qu’il s’agit, tu éprouves de la colère d’avoir été tenu en échec –, ce sentiment donc, te fera commettre des erreurs et cela est impensable. »
Urbain releva les yeux et fixa son regard au loin.
« Tu es le dernier maillon d’une longue chaîne, mon fils. Une chaîne qui relie les serviteurs de Dieu à travers les siècles, qui unit les hommes de foi à Notre Seigneur, depuis les pères fondateurs de l’Église jusqu’à nous, aujourd’hui. Comprends-tu cette responsabilité qui est la nôtre, Wolkmar ? Si tu te montres faible, tu céderas. Alors, c’est toute la chaîne qui s’en trouvera brisée. Tout ce que nous avons fait, tout ce que nous avons commis pour sauver notre Église n’aura servi à rien. Conçois-tu pire destin ? »
Silence.
« Tu ne chercheras donc pas vengeance auprès de cet homme. Je te l’ordonne.
— Oui, Très Saint-Père, la mission prime sur tout. »
Un sourire bienveillant se dessina sur le visage du chef de l’Empire Chrétien Moderne.
« C’est bien, mon fils. Va maintenant, je te laisse rejoindre ta capsule. Sois fort, et n’oublie jamais que Dieu est à tes côtés, quoi que tu fasses. Je prierai pour toi. Adieu, Wolkmar. »
Le Foudroyeur releva enfin la tête.
« Adieu, Très Saint-Père », murmura-t-il.
Il pleurait.
Note de l’auteur
Bien qu’une histoire située dans le futur soit par définition une œuvre d’imagination, elle s’appuie également sur le passé. En décrivant un monde ultérieur retourné au féodalisme, celle de Dominium Mundi emprunte tout particulièrement à l’ère révolue du Moyen Âge central. Ainsi, comme les lecteurs les plus attentifs l’auront remarqué, certains personnages s’inspirent de figures historiques qui s’illustrèrent au XIe siècle, au cours de la première croisade. Néanmoins, si pour certains la description de leurs caractères dérive naturellement de la légende que l’inconscient collectif leur a forgée, d’autres au contraire n’ont que peu de rapports avec leurs illustres homologues réels. Il me paraît donc important de préciser que ce roman n’est nullement une transposition futuriste de la première croisade et de ses protagonistes. Il faut plutôt y voir une sorte de relecture personnelle de l’Histoire, assise sur le constat à la fois évident et quelque peu déprimant, que l’histoire se répète inlassablement, y compris – et surtout – dans ses aspects les plus négatifs.
Par ailleurs, certains éléments de ce roman m’ont été inspirés par un poème épique fameux (en Italie en tout cas, un peu moins en France peut-être),