La première chose qu’il remarqua fut la fine cloison coulissante qui s’était rétractée dans le fond du container, révélant un espace exigu aménagé comme une minuscule cabine pressurisée. Un fauteuil baquet dont les sangles pendaient dans le vide y était installé, environné des différents appareils nécessaires à la survie dans le vide et le froid spatial qui régnaient en soute lors du transfert des containers. Qu’est-ce que ce truc fout là-dedans ?
La seconde chose sur laquelle ses yeux s’arrêtèrent fut une ombre. Une silhouette noire qui se dressait devant eux, enveloppée d’une longue bure noire dont la profonde capuche ne laissait voir que du noir. L’apparition était si soudaine, si silencieuse que Michel resta paralysé. La terreur viscérale qui l’avait envahi monta encore d’un cran. Un bras sortit de l’ombre et la silhouette pointa un doigt accusateur dans leur direction. Michel était comme hypnotisé. Curieusement, il ne put s’empêcher de se dire qu’il allait vraiment être en retard à son rendez-vous avec Bertrade.
Soudain, un flash éblouissant l’obligea à fermer les paupières et à détourner la tête. La rémanence persista plusieurs secondes. Il perçut d’abord l’odeur de viande grillée et cela lui rappela qu’il n’avait pas encore mangé. Puis il entendit un cri étouffé, ou plutôt une sorte de gargouillis informe. Il ouvrit alors les yeux et vit le répartiteur, à genoux, se tenant la gorge à deux mains, la bouche grande ouverte sur un cri muet. Une épaisse fumée sortait de sa gorge encore rougeoyante et Michel comprit d’où venait l’odeur de chair brûlée. Terrifié, il pivota lentement vers le spectre qui n’avait pas bougé.
À ce moment, l’instinct de survie reprit le dessus. Michel recula en titubant sans quitter des yeux l’ombre qui tenait lieu de visage à la silhouette. Et lorsque le bras se leva à nouveau et pointa son doigt vers lui, la panique déferla dans son système nerveux comme un raz de marée et il se précipita vers la porte du container. Mais un nouvel éclair illumina les lieux et Michel n’eut que le temps de voir les infinies ramifications des arcs électriques partant en étoile de sa gorge avant de sentir la douleur inimaginable qui en irradiait. La force lui manqua dans les jambes et il s’effondra en percutant violemment le sol de la tête. Quelques spasmes musculaires plus tard, il était mort.
Sans montrer la moindre réaction, la silhouette en robe de bure retourna lentement sur ses pas. Elle ne faisait aucun bruit en marchant et comme la robe masquait le bas du corps, elle semblait presque glisser sur le sol pour avancer. La main émergea à nouveau des replis de tissu et déclencha une commande derrière la porte coulissante. Celle-ci se referma dans un léger chuintement, s’ajustant parfaitement au reste de la paroi pour devenir indécelable. Une seconde après, un fin nuage de fumée s’en échappa, signe qu’elle venait de se souder au reste du container.
L’ombre revint près du caisson et en fit sauter les fixations latérales. Les quatre parois tombèrent lourdement sur le côté, envoyant rebondir les blocs de polymère au loin. Mais la caisse homéostatique ne bougea pas d’un millimètre, restant suspendue en l’air trente centimètres au-dessus du sol. La silhouette sortit alors un fin boîtier métallique, chromé lui aussi, et le dirigea vers la caisse. Le lourd bloc de métal se mit alors en mouvement, suivant avec précision le petit boîtier. L’ombre sortit ensuite du container, précédée de cet étrange parallélépipède flottant un mètre devant elle.
Une fois dehors, au lieu de se diriger vers la sortie de la baie de déchargement, elle s’arrêta près d’un mur latéral. Le bras tâtonna un instant derrière un conduit d’aération et soudain, une paroi s’escamota juste en face, donnant sur une étroite coursive sombre. La silhouette s’y glissa, toujours précédée du bloc chromé, et la cloison se referma d’un coup sec.
Soudain, dans un grésillement d’acide, l’arrière du container se tordit bizarrement comme s’il était constitué d’une pâte gélatineuse flasque, et de grands pans de métal se détachèrent avec lenteur, retenus par quelques filaments de matière fondue s’étirant mollement. Une flaque corrosive se forma sous le porte-container tandis qu’une fumée blanche se répandait dans la pièce. L’arrière du container n’était plus qu’une masse informe de métal et de plastique amalgamés en un monticule de matières mêlées.
Toute la scène s’était déroulée en quelques minutes et pas un bruit n’avait alerté les hommes travaillant dans l’entrepôt à côté.
Tancrède s’installa dans le fauteuil vide et examina les autres membres de l’assemblée. Même s’il n’en connaissait aucun personnellement, il avait déjà vu le visage d’au moins trois d’entre eux.
Tout d’abord, l’homme assis en face de lui, qui l’avait accueilli à son arrivée. Il ne parvenait pas à se souvenir de son nom, mais savait que ce chevalier trapu au regard pénétrant était un membre influent de l’Ordre dans toutes les cours européennes. Il portait ici la robe beige de Maître du Conseil et c’était pour cette raison que Tancrède s’était agenouillé devant lui.
À sa gauche, grand, les cheveux taillés en brosse, Guillaume de Séverac se tenait dans une position quelque peu nonchalante, un épais cigare dans la main droite. Quelques années plus tôt, Tancrède l’avait entendu prononcer une allocution lors du concile de Florence et avait alors remarqué ses indéniables talents politiques, néanmoins amoindris par une trop grande assurance qui ne devait pas manquer d’irriter ses interlocuteurs. Il ne doutait pas que ce gabalitain obtienne un jour des responsabilités importantes dans l’Ordre, peut-être même la charge si convoitée de Magister Templi.
À la droite du maître, Tancrède reconnut immédiatement le célèbre Evrard Béraut. Ce vieil homme voûté au visage tanné jouissait autrefois d’une réputation militaire qui dépassait les frontières. Il s’était distingué, longtemps auparavant, lors des grandes batailles de reconquista au nom du pape et surtout, avait joué un rôle majeur dans la renaissance de l’Ordre du Temple. Désormais, même si sa fonction n’était plus que consultative, son esprit affûté restait une précieuse source de conseils pour les membres de l’Ordre. Tancrède était heureux de le rencontrer et espérait faire bientôt sa connaissance de manière plus approfondie.
Les trois autres membres du Conseil lui étaient totalement inconnus.
Le maître prit la parole.
« Milites Templi, je suis Armand de Bures, assesseur principal du Grand Maître de l’Ordre des chevaliers du Temple. »
En entendant ce nom, Tancrède se souvint : Armand de Bures, le probable futur grand maître de l’Ordre en Europe.
« En préambule, permettez-moi de préciser que ma présence parmi vous n’est que temporaire, je quitterai le navire avant l’appareillage. Si j’ai tenu à présider cette première réunion à bord du Saint-Michel, c’est afin d’être certain que vous, mes amis et coreligionnaires de cette croisade, saisissiez pleinement les enjeux de cette campagne militaire pour notre ordre. »
Il désigna son voisin de gauche d’un geste de la main : « Après mon départ, considérez Guillaume de Séverac comme le chef de cette délégation Templier, même si toutes les décisions seront prises in fine par notre Grand Maître – dans la mesure, bien entendu, où les communications le permettront. Durant cette réunion, Guillaume tiendra le rôle de premier assesseur. »