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Il marqua une pause et Séverac lui adressa un signe de tête courtois.

« Tout d’abord, fit Armand, vous devez savoir que vous êtes, et resterez, les seuls templiers à bord. »

Un murmure de désapprobation parcourut la salle. Il est vrai que l’on trouvait traditionnellement au moins un templier pour mille soldats dans les armées levées par le Vatican. Théoriquement, la délégation de l’Ordre aurait donc dû se monter à environ mille hommes. Théoriquement, car chacun savait que malgré les accords passés avec le pape, jamais un millier de templiers n’auraient été acceptés sur le Saint-Michel. Mais nul ne se serait douté qu’ils ne seraient que six.

Même si Tancrède fut aussi surpris que les autres, il ne se joignit pas au murmure général. C’était plutôt la personnalité d’Armand de Bures qui retenait son attention, ainsi que son entrée en matière, directe. Voilà un homme qui ne s’embarrassait pas de détours.

« Vous connaissez comme moi les difficultés que rencontre notre ordre avec le pouvoir papal en place à Rome, reprit Armand. Or, les tensions se sont avivées récemment lorsque le maître de l’Ordre, Guillaume de Sonnac, a été reçu au palais impérial germanique, par Heinrich VIII lui-même. Il est inutile de vous dire qu’Urbain n’a guère goûté ce rapprochement. Il ne m’appartient pas de juger les actes de notre maître, mais j’espère que cette visite en valait la peine, car par la suite, nous avons eu à surmonter de nombreux obstacles pour imposer cette délégation à bord. Urbain était dans une telle fureur qu’il avait dans un premier temps décidé d’interdire l’Ordre dans la croisade. Par la grâce de Dieu, et après de multiples pressions discrètes, le nombre de six a été considéré de part et d’autre comme un compromis acceptable. »

Les hommes s’agitèrent sur leurs sièges, mal à l’aise. Il était clair pour tous que ces tensions en haut lieu annonçaient de probables difficultés pour les templiers durant la campagne.

Cependant Armand de Bures continua sans prêter attention à cet embarras.

« Dans ce cas de figure assez particulier, je pense qu’il est inutile de vous rappeler la nécessité, plus grande que jamais, de garder le secret sur la composition de cette délégation. Seul Pierre l’Ermite, le chef spirituel et Prætor peregrini de la croisade, connaît vos identités.

— Si nous ne sommes que six à bord, intervint Evrard Béraut, je pense que cela est préférable.

— En effet, acquiesça Armand, l’anonymat est la garantie de la bonne exécution de la mission officielle de l’Ordre : aider à imposer le pouvoir de l’Église partout où cela est nécessaire et surtout, veiller à la stricte application des textes sacrés. »

Il laissa passer un silence et Guillaume de Séverac en profita pour éteindre son cigare. Tancrède n’avait jamais apprécié cette manie de fumer qu’avaient adoptée certains templiers récemment. Il considérait cela comme une marque de frivolité peu compatible avec les doctrines rigoureuses de l’Ordre. Armand reprit :

« Je vous rappelle maintenant la mission officieuse de notre délégation, telle qu’elle a été diligentée par notre grand Maître : s’assurer que les représentants d’Urbain IX ne dissimulent rien aux yeux de l’Ordre du Temple et n’agissent pas contre nos intérêts. Sachez cependant que personne dans le commandement croisé n’est dupe de cet état de fait. Soyez donc particulièrement prudents et diplomates. N’oubliez pas que vous êtes dans un navire militaire armé par le Vatican et donc intégralement soumis à l’autorité du souverain pontife. »

L’un des trois hommes que Tancrède n’avait jamais vu prit la parole à ce moment :

« La présence de membres de l’Ordre dans les armées papales a toujours eu pour objectif indirect de veiller sur nos intérêts ; il me semble pourtant que nul n’a jamais eu à accomplir cette tâche dans de telles conditions. »

Il s’exprimait avec de grands gestes, comme pour donner du poids à ses paroles. Tancrède remarqua qu’il portait encore la coupe au bol que l’on arborait dans les cours royales une dizaine d’années auparavant.

« Notre faible nombre, continua-t-il, et surtout notre absolue dépendance vis-à-vis des autorités de ce navire une fois qu’il aura appareillé, nous place dans une position difficile à tenir. Je ne sais pas si vous vous rendez compte qu’une fois le Saint-Michel parti, au minimum trois ans relatifs nous sépareront de tout recours officiel. Notre poids face aux chefs de cette croisade en paraîtra singulièrement diminué.

— Dites-moi, mon cher, intervint Guillaume de Séverac sur un ton cassant, vous a-t-on dit lorsque vous avez rejoint les Templiers que vous n’auriez à assumer que des missions simples et sans périls ? »

C’était la première fois qu’il parlait et Tancrède le jugea immédiatement suffisant et désagréable. La façon dont il venait de rabrouer Coupe-au-bol donnait l’impression qu’il s’exerçait déjà pour le jour où il deviendrait lui-même Grand Maître de l’Ordre. Visiblement, l’autre pensait que ce jour arriverait bel et bien, car il ne se risqua pas à répliquer et esquissa un sourire gêné.

« Il est vrai que nous serons éloignés de nos sphères d’influence habituelles, reprit Armand de Bures, mais ne sous-estimez pas la solidité de notre réseau dans l’Empire Chrétien Moderne. Le Conseil Croisé, même au beau milieu de l’espace, même à quatre années-lumière de la Terre, n’oubliera pas qu’il doit compter avec les Templiers.

— Quelle attitude ses membres adopteront-ils vis-à-vis de notre ordre, selon vous ? demanda le voisin de Coupe-au-bol, que Tancrède ne connaissait pas non plus.

— J’ai personnellement rencontré Pierre l’Ermite plusieurs fois, répondit Armand. Il m’a fait l’effet d’un homme dur et implacable, totalement loyal au pape. Toutefois, je ne pense pas qu’il éprouve une animosité de principe envers les Templiers. Par contre, il est absolument clair qu’il voit d’un mauvais œil toute contradiction aux positions du Vatican.

— Quant au principal chef de guerre de la croisade, Godefroy de Bouillon, intervint le vieux Béraut, c’est un soldat exemplaire et absolument intègre. Lui aussi est fidèle au pape, même si je sais qu’il est en partie séduit par la rigueur morale dont fait preuve l’Ordre du Temple.

— Pousserait-il l’intérêt qu’il nous porte jusqu’à devenir un allié lors d’un moment délicat ? »

Tancrède, qui ne disait mot depuis le début, choisit ce moment pour entrer dans la conversation.

« Je ne pense pas qu’il irait jusque-là. Sa loyauté envers le pape est indéfectible.

— Le connaissez-vous ?

— Non, pas personnellement. Mais mon oncle m’a souvent parlé de lui. Il l’estime beaucoup. »

Armand de Bures changea de position sur son siège, soudain mal à l’aise : « À ce propos messieurs… Je pense qu’il est nécessaire de porter un détail à votre attention. Comme vous l’avez peut-être déjà compris en entendant son nom, l’oncle de notre condisciple (il fit un signe en direction de Tancrède) est Bohémond de Tarente lui-même, membre du Conseil Croisé et de ce fait, conseiller de Pierre l’Ermite. »

Cette déclaration jeta un froid dans l’assistance. Tancrède demeura imperturbable. Guillaume de Séverac, visiblement surpris, le regardait avec intensité. Soutenant son regard sans sourciller, Tancrède doutait qu’un homme aussi influent ait pu ignorer une information telle que celle-ci.

« Par Dieu, voilà qui est quelque peu… embarrassant, déclara-t-il. Mon ami, pardonnez ma franchise, mais vers où irait votre épée en cas de conflit ouvert entre le Conseil Croisé et l’Ordre ? »