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Tancrède sentit aussitôt ce léger picotement à la base de la nuque, signe avant-coureur de l’irritation. La provocation de Séverac était bien trop évidente – quoiqu’indirecte – pour qu’il y cède si facilement. Aussi maîtrisa-t-il le ton sur lequel il répondit.

« Je ne crois pas avoir jamais montré la moindre faiblesse dans la fidélité à mes engagements. Qui plus est, Guillaume de Séverac, voilà des années que je mets constamment à l’épreuve mon honnêteté en cachant scrupuleusement à mon oncle – celui qui m’a mis le pied à l’étrier dans la carrière militaire – mon appartenance à l’Ordre du Temple. Cette situation crée chez moi des tourments intérieurs qui devraient vous inspirer de la compassion plutôt que de la méfiance. »

Qu’un simple lieutenant ose lui répondre avec autant d’assurance ôta quelque couleur au visage de Séverac. Il ouvrit la bouche dans l’intention de répliquer, mais Armand de Bures s’interposa avec fermeté : « Allons, ne vous échauffez pas de la sorte, Tarente le jeune. Guillaume de Séverac ne fait que son devoir en vous posant ce genre de question. N’oubliez pas que notre rôle ici est de préserver les intérêts de l’Ordre, et si l’un d’entre nous devenait un obstacle à la réalisation de cette tâche, vous comprendrez, je l’espère, qu’il n’aurait plus sa place dans ce conseil.

— Naturellement, répondit Tancrède. Je comprends parfaitement cette nécessité, mais je ne pense pas me trouver dans ce cas de figure. »

Séverac, dont le visage n’avait pas encore retrouvé toutes ses couleurs, ne voulait visiblement pas en rester là : « Certes, neveu de Bohémond de Tarente, vous ne pensez pas vous trouver dans ce cas de figure. Mais auriez-vous l’obligeance de répondre avec clarté à ma question et non de louvoyer sur des considérations sentimentales, je vous prie ? »

Pensant avoir mouché l’impudent, Tancrède ne s’attendait pas à ce qu’il revienne à la charge. Reposer la question alors qu’il avait mis son honneur en jeu dans la réponse, cela revenait à douter de son intégrité. La corde de la colère commença à vibrer pour de bon. Il pointa brusquement un doigt accusateur vers l’assesseur en grondant d’un ton glacial : « Ne me provoquez pas de nouveau, Guillaume de Séverac, je ne suis pas homme à laisser passer deux fois une offense ! »

Après un léger instant de flottement devant l’intensité inattendue de la réaction, Séverac se ressaisit et prit appui sur les accoudoirs de son siège dans l’intention manifeste de se lever, mais, une fois encore, Armand de Bures réagit plus promptement et lança d’une voix forte : « Cela suffit, tous les deux ! Restez assis, Guillaume ! Et vous, Tarente, retirez cette menace immédiatement, je vous l’ordonne ! »

Tancrède hésita quelques secondes puis, voyant qu’Armand lui offrait une porte de sortie honorable, ravala sa fierté et articula les dents serrées : « Je vous prie de m’excuser, maître. Je n’aurais pas dû menacer un assesseur dans l’exercice de ses fonctions. »

Guillaume de Séverac, à demi levé, se laissa retomber dans son siège, le visage livide. Tancrède se dit avec satisfaction qu’il ne reviendrait certainement pas à la charge de sitôt. Il ne devait pas avoir l’habitude que l’on réponde ainsi à ses rodomontades.

« À partir de maintenant, reprit Armand, je ne veux plus de manifestation de ce genre. Vous ne serez que six à bord, messieurs, vous devez donc faire bloc et non vous diviser. » Il laissa passer un court silence puis s’adressa à Tancrède d’une voix plus conciliante : « Néanmoins, Tancrède, je souhaite, s’il vous plaît, que vous répondiez à la question formulée par Guillaume de Séverac, bien que je condamne la forme qu’il lui a donnée. »

L’atmosphère de la salle s’était considérablement alourdie. Même s’il ressentait encore l’aiguillon de la colère, Tancrède regrettait déjà de s’être donné en spectacle. De plus, il avait conscience que son emportement avait été une manière détournée d’éluder la question. Il savait que sa position sur ce problème était trop modérée pour un templier. Sentant le regard incisif d’Armand de Bures sur lui, il opta néanmoins pour une réponse franche :

« Je pense qu’Urbain IX est un homme droit qui a montré par le passé qu’il savait être juste. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que le Vatican et l’Ordre ont forcément des intérêts opposés. J’ai cependant choisi de servir le Temple lorsque je me suis rendu compte que, bien qu’il soit sincère, le pape n’était pas assez bien entouré et souvent mal conseillé.

— Bien, reprit Armand sans laisser le temps à quiconque de reprendre la parole, je considère cette réponse comme satisfaisante. » Puis il changea ostensiblement de sujet en abordant le fastidieux ordre du jour du conseil qui traitait des méthodes de cryptage des messages échangés avec la direction de l’Ordre, à Montpellier. Tancrède se contenta de suivre les débats jusqu’à la fin et Guillaume de Séverac ne lui adressa plus un regard.

Le conseil prit fin moins d’une heure plus tard et les sept hommes quittèrent les lieux en espaçant leurs départs respectifs de quelques minutes afin de ne pas attirer l’attention. Les deux derniers dans la salle furent Tancrède et Evrard Béraut.

Le vieil homme l’observait tranquillement, ses petites pupilles bleues accrochant le peu de lumière diffusée par le plafond. Tancrède ne savait pas trop s’il devait profiter de cette occasion pour s’entretenir avec lui ou si, après s’être donné en spectacle de cette façon avec Guillaume de Séverac, il ne ferait pas mieux de s’en aller sans un mot. Béraut lui évita la peine de choisir en lui adressant la parole le premier. Bien qu’âgée, sa voix avait conservé un timbre aigu et recelait autant de vivacité qu’un ruisseau courant entre les roches :

« Mon jeune ami, peut-être devriez-vous apprendre à tempérer vos émotions. Vous ne serez jamais à votre avantage chaque fois que vous libérerez votre colère de la sorte. »

La platitude du conseil déçut légèrement Tancrède qui attendait quelque chose de plus profond de la part d’un homme tel que lui. Puis soudain, le souvenir de son maître d’armes à l’École Royale de Guerre, Robert de Clérois, se superposa à la scène et il se fit la réflexion que c’était probablement ce qu’il lui aurait dit en pareille circonstance. Il voulut se justifier : « Séverac a mis publiquement en doute ma loyauté.

— C’est le rôle d’un assesseur de faire cela. En vous braquant de la sorte, vous vous êtes fait un ennemi.

— J’ai tant d’ennemis que j’ai au moins la satisfaction de savoir qu’ils ne pourront jamais tous exercer leur vengeance. »

Evrard Béraut ne put retenir un sourire. Ce lieutenant manquait de sens politique, mais pas d’esprit.

« Certes, j’espère cependant que vous vivrez assez vieux pour savoir que la valeur d’un homme ne s’estime pas au nombre de ses ennemis. »

Tandis que Tancrède cherchait une réponse appropriée, le vieil homme se leva pour sortir à son tour. Il ajouta : « Je tiens à vous dire que la sincérité de votre réponse sur le pape m’a touché. Peu de soldats membres de l’Ordre auraient osé prendre la défense d’Urbain comme vous l’avez fait. Je ne suis pas vraiment d’accord avec votre analyse, toutefois elle démontre votre indépendance d’esprit. »

Tancrède, quelque peu désarçonné par ce compliment inattendu, bredouilla : « Eh bien, je vous remercie pour votre soutien…

— Je ne vous soutiens pas, coupa Evrard. Vous êtes bien trop imprévisible pour cela, mon ami. Sachez tout de même que vous avez ma sympathie. »

Il salua alors Tancrède en inclinant la tête, puis se retira.