Au moment où je vous parle, c’est déjà le soir sur le Saint-Michel. Comme vous pouvez le constater, la lumière décline lentement. En effet, afin d’éviter que les troupes ne perdent la notion du temps et que les horloges biologiques ne se dérèglent rapidement, l’éclairage général du navire est modulé en permanence pour reproduire le cycle jour/nuit, mais aussi pour simuler des variations météorologiques, alternant la clarté diffuse des journées pluvieuses avec la lumière crue et directe des jours de soleil. Une fois la nuit tombée, seules les allées principales restent illuminées et, partout ailleurs, des veilleuses encastrées dans le sol au pied des murs prennent le relais, distillant une lueur jaune rappelant un peu celle d’un croissant de lune éclairant la campagne sur Terre.
Laissons passer quelques publicités et retrouvons-nous juste après pour un entretien exclusif avec le premier quartier maître du bord. Je vous promets des informations stupéfiantes sur cette énorme machine de guerre que nous nous apprêtons à lancer vers les étoiles ! À tout de suite sur TP9 ! »
En dépit du fond sonore que produisait la plaque qui diffusait TP9, la cabine collective n°48-57 était relativement calme en cette fin de journée. Tous les soldats de l’unité avaient pris leur dîner à 18 h 30 et avaient ensuite profité de leur quartier libre. Ceux qui avaient choisi de revenir à la cabine se reposaient ou tuaient le temps de diverses manières. Certains jouaient aux cartes, d’autres lisaient ou suivaient le programme « spécial Saint-Michel » de TP9.
Assis sur une chaise, les pieds sur une autre, Liétaud suivait distraitement la partie de tarot italien que les hommes disputaient à l’une des tables. Il leva la tête lorsque Tancrède entra dans la pièce et le suivit du regard.
Le lieutenant enleva sa veste, la posa avec soin sur sa couchette puis alluma machinalement la plaque de son alvéole. Lorsqu’il constata que la plupart des canaux d’informations tournaient en boucle sur la neuvième croisade, il bascula sur l’Intra afin d’écouter les nouvelles du jour. Tandis que le présentateur récitait sa litanie sur le ton artificiellement dynamique des journalistes, il en profita pour finir de trier ses affaires et mettre de l’ordre dans son armoire. Soudain, au milieu du flot épais d’informations insipides, deux mots attirèrent son attention : « mort violente ». Il écouta la suite plus attentivement :
« … un officier répartiteur et un conducteur de porte-containers ont été retrouvés morts aujourd’hui dans d’étranges circonstances, aux portes des entrepôts des techs intercepteurs. Les malheureux ont succombé à de profondes brûlures, notamment à la gorge, dont l’origine reste indéterminée. Le container sur lequel ils travaillaient a subi également de graves dommages qui donnent à penser qu’un accident électrique ou chimique pourrait être la cause de ce drame. Tous les techs qui travaillaient dans l’entrepôt voisin ont été entendus en tant que témoins, mais aucun na été en mesure de fournir d’indication utile aux enquêteurs. Comble de malchance, les vidéos de surveillance des baies de déchargement de l’entrepôt n’ont pu être exploitées, un employé de la sécurité les ayant effacées lors d’une manipulation malheureuse… »
Tancrède n’entendit pas la suite, car Liétaud, qui s’était approché, éteignit la plaque. Il lui décocha un petit sourire et lança : « Tu ne devrais pas écouter ces inepties, le canal d’info interne du Saint-Michel est aussi fiable qu’un tuyau donné par Judas lui-même. »
Les hommes qui jouaient aux cartes s’esclaffèrent sans lever le nez de leur jeu. Engilbert le fusilla du regard, mais Liétaud enchaîna sans faire attention.
« Dis-moi, mon ami, que dirais-tu d’aller goûter la bière qu’ils servent à bord ? Mon frère et moi avons repéré une petite taverne qui devrait faire l’affaire. »
Tancrède réfléchit un instant en observant ce colosse à l’allure si juvénile. Il avait encore en mémoire sa provocation du matin et se demandait s’il ne ruminait pas une quelconque vengeance à son égard. Puis il regarda Engilbert qui avait l’air désespéré par le comportement de son frère et décida que cet air simple et naturel ne pouvait pas être feint.
« Pourquoi pas. »
La Licorne était un bar sombre et bruyant en tous points semblable aux gargotes que l’on trouvait sur Terre dans les faubourgs des grandes villes. Lorsque Tancrède et les deux frères entrèrent, ils se choisirent une table un peu à l’écart et Liétaud fit signe au tavernier de leur apporter trois pintes.
« Je suis étonné que de tels endroits aient été autorisés à bord, dit Tancrède en se glissant sur un banc.
— Tu imagines un million de bonshommes coincés sur ce radeau pendant un an et demi sans moyen de se distraire ? répondit Liétaud. Tu as une mutinerie au bout de six mois.
— C’est vrai, et pourtant ce ne serait pas la première fois qu’un commandement militaire imposerait à son équipage des conditions de vie difficiles. Sur les caravelles qui traversaient les océans autrefois, ils ne s’embarrassaient pas de ce genre de considération.
— La différence, intervint Engilbert, c’est que ce vaisseau était civil à l’origine. Ce genre d’endroit existant déjà, nos chefs ont peut-être pensé qu’il était judicieux d’en laisser quelques-uns.
— Pour notre plus grand bénéfice d’ailleurs », coupa Liétaud tandis que le serveur arrivait.
Ce dernier déposa les trois pintes sans ménagement et un peu de mousse gicla sur la table. Tous reculèrent brusquement sur les banquettes afin d’éviter les projections et le garçon marmonna un mot d’excuse en faisant de-mi-tour. Tancrède trempa les lèvres avec méfiance dans la bière et eut la surprise de la trouver plutôt bonne. On avait donc réellement décidé de soigner le moral des troupes.
« Comme mon imbécile de frère est incapable de faire correctement les présentations, reprit Engilbert, je vais le faire à sa place. Je m’appelle Engilbert Tournai et lui s’appelle Liétaud, nous sommes soldats flamands, au service du comte de Liège.
— Ah, alors vous êtes venus avec le contingent de Godefroy de Bouillon ?
— Non, pas exactement. Bien que tous les soldats flamands soient effectivement inféodés à Godefroy de Bouillon, toutes les troupes ne servent pas sous ses ordres. Pour dire la vérité, nous ne l’avons vu en tout que deux fois. Lorsqu’il est venu passer les troupes du comte de Liège en revue, et à la bataille contre les rebelles d’Ivanscica. Nous sommes montés à l’assaut des montagnes juste derrière lui. Un sacré gaillard !
— Je te crois volontiers, acquiesça Tancrède. Je suis pressé de le voir sur un champ de bataille. Et sinon, quels postes tenez-vous habituellement ?
— Je suis répartiteur de terrain niveau C et lui vient de recevoir son équipement Classe 3.
— Super-Guerrier ? fit Tancrède à l’adresse de Liétaud. Pas mal.
— Allons, répondit celui-ci, ne fais pas le modeste. Tout le monde sait que tu es Classe 4. »
Tancrède leva le sourcil.
« Tu le savais ce matin, lorsque tu m’as provoqué ?
— Bien sûr mon ami, qu’est-ce que tu crois ? répliqua Liétaud en lui donnant un coup de coude. Un Méta-guerrier, c’est ça qui était intéressant ! Mais pour être honnête, je suis bien placé pour savoir qu’à partir de la Classe 3, on apprend aux soldats à garder leur sang-froid !
— Je vois…, répondit Tancrède avec un petit sourire.
— Et toi tu as séché les cours, je parie, lança Engilbert.
— Ah, mon cher frère, toujours aussi solidaire, hein ? Sinon Tancrède, dis-nous un peu d’où tu viens ?