Pourtant, il le fut.
Lorsque Liétaud Tournai rejoignit la table et y déposa les pintes d’un geste expert, il y avait maintenant déjà sept heures qu’ils patientaient tant bien que mal en espérant entendre l’appel de leur unité et ils avaient épuisé à peu près tous les sujets de conversation avec leurs deux compagnons.
« Merci soldat, mais si je bois encore une gorgée de ce truc-là, je pense que ça va me percer l’estomac ! » s’exclama Olinde, l’un des deux hommes qu’ils avaient croisés en arrivant à l’aube.
Au vu de leurs brassards, ils avaient compris qu’ils devaient rejoindre la même unité et avaient décidé de tuer le temps ensemble.
« Tu permets ? dit son camarade dont le nom, Dudon, était inscrit sur son uniforme, au niveau du cœur. Moi, je suis moins difficile et surtout, je ne sais pas quand j’en boirai à nouveau.
— Ne t’en fais pas pour ça, tu en auras à bord. Ils ne vont pas nous laisser mourir de soif pendant un an et demi.
— À bord oui, intervint Liétaud en finissant de déglutir bruyamment, mais sur Akya, ce sera une autre histoire.
— Bah, ils doivent bien avoir un équivalent du houblon sur cette foutue planète ! »
Derrière eux, comme pour rendre encore moins supportable le niveau sonore général, une plaque diffusait les dernières nouvelles de la chrétienté tout en égrenant un compte à rebours rouge sur un insert permanent en bas de l’image : H – 28 h 17.
« … a condamné officiellement cette nouvelle offensive des rebelles de Pemba contre la base papale de Nacala qui aurait fait trente-cinq morts dans le camp des rebelles et douze blessés parmi les soldats réguliers. Économie : l’ambassadeur de l’empereur germanique est arrivé aujourd’hui à Florence où il est attendu par l’évêque Di Finocchiaro pour discuter de la question des redevances agricoles. Il devrait ensuite se rendre au Vatican où… »
Engilbert, qui avait laissé vagabonder ses pensées les yeux fixés sur l’écran, revint à la réalité tandis que son frère lui tendait une pinte avec insistance.
« Merci », dit-il en prenant machinalement la bière.
Même s’il partageait certains traits physiques avec Liétaud, Engilbert Tournai était presque l’inverse de son frère. D’un tempérament calme, mesuré en toutes circonstances, sa rigueur morale passait parfois pour de l’austérité. Coupés en une brosse uniforme, ses cheveux sombres traçaient une ligne parallèle à ses sourcils, drus et sévères, accentuant cet air réprobateur qu’il affichait souvent. Toutefois, derrière cette apparence de rigoriste, Liétaud savait qu’il y avait un être chaleureux, ouvert sur les autres. Et surtout, c’était son grand frère.
« … et même le doyen de notre caserne, le vieux Victorien, soixante-seize ans au compteur, a essayé de se faire incorporer, racontait Olinde. C’est dingue la quantité de gars qui se sont présentés à cette campagne. Je crois que dans tout notre régiment, seuls deux types ne se sont pas portés volontaires…
— Tu parles des Espagnols ? coupa Dudon en poussant son voisin du coude. Deux quasi-truands fraîchement enrôlés qui venaient d’envoyer à l’hosto plusieurs jeunes recrues. Résultat, ils croupissaient à l’ombre au moment où on pointait tous pour l’embauche. C’est sûr qu’ils ne risquaient pas de se porter volontaires ! »
Il partit alors d’un grand rire et l’autre leva les yeux au ciel. Liétaud avait déjà remarqué la propension du jeune homme à plaisanter à tout bout de champ, ainsi que la faible capacité de son ami à le supporter.
« Ils ont quand même refusé quatre-vingt-douze bonshommes chez nous, reprit l’autre sans relever. Fallait voir la tronche qu’ils tiraient, les pauvres gars qui restaient à la caserne ! Je suis sûr que certains ont pensé à éliminer discrètement quelques-uns de leurs camarades pour prendre leurs places. Franchement, ils auront vraiment eu l’embarras du choix sur cette campagne.
— Moi, asséna Liétaud avec un sourire carnassier, si le sergent recruteur m’avait dit non, je pense que je lui aurais fait un collier avec ses tripes… et je pense aussi qu’il le savait ! »
Olinde sourit, tout en se demandant si le géant qu’il avait en face de lui plaisantait vraiment.
« Faut avouer que des occasions comme ça, on en rencontre qu’une fois dans une vie, admit-il.
— D’accord avec toi ! reprit Dudon. Je ne sais pas à quand remontent les anciennes croisades, mais ce qui est certain, c’est que ça ne se représentera pas de sitôt !
— Tu ne veux pas la fermer un peu plutôt que de caqueter pour ne rien dire ? s’exclama Olinde. Pire qu’une bonne femme ! »
Liétaud se fit la réflexion que, sous leur apparence de types qui ne se supportent pas, ces deux-là devaient être de vieux amis.
« Onze siècles. »
Cela faisait un moment qu’Engilbert n’avait plus dit un mot et lorsqu’il répondit à la sortie de Dudon, ils tournèrent tous la tête vers lui.
« La première croisade a été prêchée non loin d’ici, il y a plus de onze siècles. »
Impressionné, Olinde lâcha un petit sifflement d’admiration.
Soudain, quelqu’un monta le son de la plaque pour mieux entendre un reportage sur le départ des contingents. Depuis que les embarquements avaient commencé, les sujets sur la croisade étaient devenus opportunément nombreux parmi les nouvelles quotidiennes. Celui-ci montrait un vaisseau spatial en orbite basse autour de la Terre. Les images n’étaient pas très précises, mais un observateur attentif pouvait remarquer les dizaines de points minuscules se déplaçant lentement autour du navire et comprendre qu’il s’agissait là des navettes de transit. Cela donnait une idée des dimensions du bâtiment.
« … a été construit en cinq ans seulement, dont deux pour sa reconversion militaire et son armement ; et il aura mobilisé plus de quatre-vingt mille ouvriers spécialisés. L’appareillage aura lieu demain avec environ un million d’hommes et de femmes à son bord pour un voyage de 4,36 années-lumière vers Akya du Centaure, seconde planète de la principale étoile du système Alpha du Centaure. Cette distance incroyable sera parcourue en seulement un an et demi grâce à la technologie mise au point pour le Vatican lors de la première mission d’évangélisation lancée en 2199.
C’est lors de cette mission pacifique que les indigènes avaient atrocement massacré nos bons missionnaires, déclenchant ainsi l’ire de toute la chrétienté. Ces sauvages n’avaient visiblement pas réalisé que la race humaine ne leur avait envoyé des prêtres que par bonté d’âme, et qu’une fois ceux-ci lâchement assassinés, ils feraient ensuite connaissance avec les légions croisées. C’est dans cet objectif que le Saint-Michel, navire de guerre papal de classe Septentrion, a été armé, faisant de cet immense bâtiment le fer de lance de… »
Liétaud se frappa les cuisses de ses paumes.
« Bon Dieu, qu’il me tarde d’être à bord ! s’écria-t-il. Cette attente me tue ! »
Engilbert le foudroya du regard : « Ne jure pas, je te l’ai déjà dit cent fois.
— Oui, grand frère, répondit Liétaud machinalement.
— Quand même, grogna Dudon, un an et demi de voyage aller, ça m’a fait réfléchir avant de signer. Pas vous ?
— Mais non, tempéra Olinde, tu n’as qu’à te dire que ça ne fait que dix-huit mois, c’est moins impressionnant. Et puis, ce ne sont pas les distractions qui vont manquer à bord. Je te rappelle qu’à l’origine ce devait être un vaisseau civil : tu te doutes bien qu’ils avaient prévu de quoi s’occuper un minimum pendant le voyage.