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— Je suis Normand d’origine, et je sers dans les troupes régulières de l’ECM. Je suis donc placé directement sous l’autorité du pape et non, comme on pourrait le penser, sous celle de Bohémond de Tarente, chef des Normands de Sicile et d’Italie du Sud…

— Oui, je sais, coupa Liétaud en se massant ostensiblement l’épaule. Ton oncle… pas ton père. »

Voilà un garçon qui n’est pas rancunier, songea Tancrède qui commençait à mieux cerner le personnage et même à lui trouver des côtés engageants.

« Exactement. Mes parents vivent toujours dans leur domaine normand et sont restés civils. C’est Bohémond qui m’a poussé vers le métier des armes lorsque j’étais jeune. Et c’est lui aussi qui m’a fait entrer à l’École Royale de Guerre du Danemark. »

Liétaud lâcha un petit sifflement d’admiration.

« La royale d’Aalborg ! Ça vaut la peine d’avoir des relations !

— Liétaud ! dit Engilbert en haussant le ton.

— Il a raison, reprit Tancrède. C’est vrai qu’il est presque impossible d’entrer dans cette école sans être pistonné. Mais pour être franc, l’enseignement y est si dur que je ne suis pas sûr que je le referais aujourd’hui si on me donnait le choix.

— L’académie danoise a en effet cette réputation, répondit Engilbert en hochant la tête.

— Peut-être, fit Liétaud, mais moi j’ai dû attendre deux ans avant d’aller sur un vrai théâtre d’opérations, alors qu’après cette école, on t’y envoie illico. C’est quand même moins frustrant.

— En effet, répondit Tancrède soudain plus sombre, juste après ma graduation, on m’a envoyé directement sur le terrain… à Surat. »

Liétaud tourna vivement la tête vers lui.

« Tu as fait la campagne de Surat ? Parbleu, mais oui, comment ai-je pu oublier ? »

Soudain embarrassé, il bafouilla quelque chose, mais son aîné le coupa : « T’en loupes pas une, hein ? Excuse-le, Tancrède, il parle toujours sans réfléchir.

— Ce n’est rien, j’ai l’habitude.

— Mais dis-moi, reprit Engilbert avec une voix plus douce, cette campagne date d’au moins… quatorze ans. Tu devais être vraiment jeune.

— Je te l’ai dit, je sortais juste de l’école. J’avais dix-neuf ans.

— Seigneur… »

Liétaud fit une grimace de désapprobation.

« C’est moche d’envoyer des soldats aussi jeunes sur des interventions pareilles. »

Un silence gêné s’installa. Depuis longtemps maintenant, Tancrède essayait d’effacer le souvenir de cette terrible expérience et chaque fois que quelque chose venait la lui rappeler, il sentait son optimisme s’obscurcir aussitôt, comme un verre d’eau claire soudainement brouillé par une goutte d’encre.

Cependant, l’on pouvait compter sur le jeune Flamand assis à ses côtés pour réchauffer l’atmosphère. Il se reprit rapidement et leva haut sa chope.

« Allons, cessons l’évocation des heures sombres et trinquons ! À la neuvième croisade ! »

Sans grande conviction – mais pas au point de laisser passer l’occasion de changer de sujet – Tancrède leva lui aussi sa bière et ajouta : « Aux Croisés ! »

Puis, saisissant la sienne à son tour, Engilbert s’exclama cérémonieusement : « À la gloire du Seigneur ! »

Consterné, Liétaud leva les yeux au ciel, mais vida néanmoins sa pinte d’un trait avant de la reposer bruyamment sur la table sous l’œil amusé de Tancrède. Fréquenter quelqu’un comme Liétaud Tournai devait être un bon moyen de ne pas ruminer ses idées noires indéfiniment.

Liétaud interpella le tavernier afin qu’on les resserve et surveilla le garçon d’un œil menaçant lorsqu’il posa les chopes sur la table. Mais les mauvaises habitudes sont tenaces et la mousse gicla de nouveau sur leurs jambes. Engilbert se moqua de son frère.

« Je crois qu’il te faut encore travailler ton expression autoritaire, ce n’est pas au point. »

Ignorant la pique, ce dernier prit soudain un air conspirateur et baissa le ton pour dire : « Au fait, vous avez entendu la rumeur ?

— Encore une de ces histoires salaces et vulgaires dont tu as le secret ? questionna son frère. »

Feignant l’offense, Liétaud se drapa dans une toge imaginaire.

« Comment cher frère ? Oseriez-vous insinuer que j’ai l’habitude de me divertir de récits licencieux ? » Puis, sans attendre la réponse et reprenant un ton normal : « Non, en fait j’ai surpris une discussion entre techniciens tout à l’heure, avant l’ordinaire. Il semblerait qu’il y ait déjà un groupe contestataire à bord et qu’ils fassent circuler des tracts sous le manteau.

— Sur un million d’hommes, ce n’est pas vraiment inattendu, répondit Tancrède. C’est plutôt l’inverse qui serait surprenant.

— Certes, admit Liétaud. Mais en moins de quarante-huit heures, c’est quand même rapide.

— Il y a des gens qui ont embarqué depuis des semaines, fit Tancrède, ce groupe a eu tout le temps de se constituer avant. Enfin, s’il existe vraiment. D’après ce que tu dis, ce n’est qu’une rumeur.

— Si j’ai bien compris, continua Liétaud, les barons de la croisade en prendraient pour leur grade, sur le registre “tous menteurs, tous corrompus”.

— On ne connaît que trop bien ce registre, remarqua Engilbert sur le ton de la réprimande. Tu ne devrais pas prêter attention à ce genre de choses. Les rumeurs sont toujours de lamentables ragots, colportés grâce à l’un des défauts le plus déplaisants de nos congénères : la curiosité. »

Liétaud soupira.

« Comment fais-tu pour être toujours aussi prévisible ? En attendant, toutes les rumeurs ne sont pas forcément fausses. Parfois, si l’on sait faire le tri, on peut en tirer des éléments de vérité.

— Je ne suis pas d’accord avec toi, dit Tancrède. Les rumeurs, ou les tracts anonymes, ne sont jamais que des calomnies lancées par des individus trop lâches pour assumer leurs prises de position. Ils jouent sur le vieux préjugé “pas de fumée sans feu” pour ne pas avoir à s’exposer personnellement. Si ces gens-là ont des accusations sérieuses à porter, ils n’ont qu’à le faire publiquement, ils seront entendus.

— Voilà qui est bien dit, Tancrède, appuya Engilbert.

— Eh bien, ironisa Liétaud, je ne savais pas que je trinquais avec deux bégueules. Comme si je n’avais pas assez de mon frère pour me faire la morale à tout bout de champ, il faut aussi que mon chef d’unité s’y mette. Deux Pères la vertu pour le prix d’un ! »

Tancrède s’étrangla à moitié avec sa bière en éclatant de rire. Même Engilbert qui se préparait à répliquer s’esclaffa lui aussi. À ce moment, la porte de la taverne s’ouvrit et une jeune femme entra.

Sans être particulièrement belle, elle possédait le charme d’une fille simple et sans complexe, cheveux longs lâchés sur les épaules et regard franc. Son nez était légèrement busqué et ses yeux semblaient hésiter entre le marron et le gris. Elle parcourut la salle du regard – sans se préoccuper des hommes qui l’observaient – puis se dirigea droit vers la table de Tancrède et des frères Tournai. Ils levèrent tous la tête à son approche et, sans la moindre gêne, elle s’assit directement sur les jambes de Liétaud en lui passant un bras sur les épaules.

« Hé, salut ma mignonne, s’exclama gaiement celui-ci, tu m’as retrouvé.

— Je suis passée à votre cabine et je me suis renseignée, répondit-elle d’une voix claire et agréable. C’est un certain Dudon qui m’a aidée. Un gentil garçon, ce Dudon.

— Les amis, reprit Liétaud à l’adresse des deux autres, je vous présente Viviane. Je l’ai rencontrée aux buanderies cet après-midi et nous nous sommes tout de suite très bien entendus ! »