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Il ajouta un grand clin d’œil pour son frère.

« Salut les gars, dit Viviane sur un ton enjoué. Lequel m’offre à boire ? »

Tancrède leva la main et fit un signe au patron pour qu’il apporte de nouvelles bières.

« Quel grand seigneur ce Tancrède, lança Liétaud, espiègle.

— Je n’en crois pas mes yeux, intervint Engilbert, ébahi. Il n’y a même pas vingt-quatre heures que nous avons embarqué et tu es déjà dans le péché !

— C’est moi que tu traites de péché ? répondit malicieusement Viviane. Je suis flattée.

— Allons, Engilbert, reprit Liétaud. Tu as décidé de mener une vie d’ascète, c’est très bien, mais ne compte pas sur moi pour suivre ton exemple.

— Ceci dit, chuchota Tancrède en constatant que certains regards dans la salle étaient tournés vers eux, peut-être que Viviane ferait mieux de s’asseoir sur le banc. »

Le jeune Flamand jeta un coup d’œil aux hommes qui les dévisageaient. Tancrède remarqua que son visage s’était brusquement crispé. Le début de colère qu’il exprimait maintenant était nettement plus impressionnant que celle qu’il avait jouée tout à l’heure au serveur. Il soutint leur regard jusqu’à ce qu’ils détournent le leur. Alors seulement, il consentit à laisser Viviane s’installer convenablement.

« Ça promet pour le reste du voyage si on ne peut même pas se lâcher dans une taverne… »

La jeune femme s’assit en face de lui, ne semblant pas davantage goûter la situation.

« Je suis là depuis trois jours, dit-elle d’une voix acerbe, et j’ai déjà vu plus de conservateurs et d’ultras à bord qu’il n’y en a dans tout le Vatican. »

À ces propos, Engilbert tourna vivement la tête vers elle, mais s’abstint de lui faire la leçon, afin de ne pas envenimer la situation.

Le reste de la soirée fut calme et la gaieté revint peu à peu grâce aux efforts constants de Liétaud pour détendre l’atmosphère. Viviane était d’une compagnie agréable et d’un naturel enjoué. Tancrède n’était pas le moins du monde surpris que ces deux-là se soient trouvés aussi rapidement tant ils avaient de points communs.

Tard dans la nuit, alors qu’ils regagnaient leurs quartiers, ils empruntèrent un couloir qui longeait la coque extérieure. En passant devant des baies d’observation dont les volets étaient encore relevés, ils s’arrêtèrent un instant pour admirer le spectacle : au-delà des superstructures du Saint-Michel, le gigantesque hémisphère éclairé de la Terre s’étendait majestueusement sous leurs yeux, présentant une quantité de détails et de finesses inaccessibles même aux meilleures plaques sur lesquelles ils avaient l’habitude de regarder des prises de vues de leur planète.

Observer ainsi les continents et les océans d’une telle hauteur leur donnait presque le vertige, un peu comme un parachutiste parti de beaucoup trop haut qui ne saurait plus quand il doit déclencher l’ouverture. À ce moment, le jour se levait sur l’Asie, inondant simultanément de lumière des régions aussi variées que la Thaïlande, la Birmanie, la Chine, Sumatra ou même, la Russie.

Autant de zones autrefois vivantes et peuplées, aujourd’hui mortes et irradiées pour toujours. En contemplant ce spectacle grandeur nature, Tancrède se sentit écœuré par la terrifiante stupidité des humains qui s’étaient eux-mêmes infligés une si lourde peine. Des dizaines d’années seraient encore nécessaires pour remonter la pente et reconstruire une société digne de ce nom sur des bases plus saines, grâce à l’Empire Chrétien Moderne.

Une autre pensée, plus forte encore, le frappa alors de plein fouet en regardant les continents défiler lentement sous ses yeux et les montagnes entrer progressivement dans la lumière : on ne voit pas les hommes. À cette distance, aucun signe de la présence ou de l’activité des hommes n’était visible. Pas la moindre frontière ne se devinait, pas la moindre ville n’apparaissait, pas la moindre route, cette planète aurait pu être vierge… et le sera peut-être à nouveau un jour. Nous ne sommes rien, insignifiants, à quoi bon tout cela ! Un immense effroi s’empara de son esprit pendant un instant. Tout ce que nous faisons est vain, condamné à disparaître ! Tout ça est absurde et sans but !

Ce n’était pas la première fois qu’il expérimentait ce genre de sensation, que des pensées impies lui traversaient ainsi l’esprit. À chaque fois, il mettait toute son ardeur à les combattre et pourtant, elles finissaient toujours par revenir, plus fortes, plus insidieuses. Comme chaque fois, il sentit un poids terrible sur son dos qui le fit ployer. Il dut saisir la barre qui courait sous les baies d’observation pour conserver son équilibre.

Engilbert le remarqua et lui posa la main sur l’épaule.

« Tout va bien, mon ami ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette tout à coup. »

Par un gros effort de volonté, Tancrède chassa la torpeur néfaste qui s’était emparée de lui.

« Oui… Oui, Engilbert, je te remercie… La fatigue sans doute… »

Mais au fond de lui, il savait qu’il n’en était rien. Il l’avait remarqué depuis quelque temps déjà, ses vieux démons étaient de retour.

10 mai 2204 TC
H – 6 h 02

Le lendemain, tous les esprits n’étaient occupés que par une seule chose : le prêche de Pierre l’Ermite à la basilique.

Prévu en fin de matinée, ce moment capital du départ de la croisade était considéré comme le symbole de l’engagement définitif de l’armée croisée, l’instant où le nom de Dieu serait formellement invoqué afin qu’il accompagne les hommes dans leur céleste mission et les aide à accomplir leur vœu.

Pour la plupart, ce serait aussi la première fois que Pierre l’Ermite apparaîtrait en personne et deviendrait officiellement le véritable chef de la croisade ainsi que son guide spirituel. La fin du prêche donnerait le coup d’envoi du compte à rebours final de l’appareillage du Saint-Michel.

À onze heures, un appel général retentit dans tout le bâtiment : « Tous les hommes et femmes, membres d’équipage et militaires, techniciens et civils sont invités à se rendre, toutes affaires cessantes, à la basilique dans le Quadrant 1, ou à se diriger vers la plaque publique la plus proche pour les non-accrédités ou pour les accrédités se trouvant trop loin du Quadrant 1, afin d’y entendre le prêche de Pierre l’Ermite et d’y recevoir la bénédiction de l’évêque Adhémar de Monteil avant l’appareillage. »

À l’écho de ces mots résonnant dans les grands espaces du vaisseau, chaque homme et chaque femme abandonnèrent leurs tâches – cet instant si longtemps attendu arrivant enfin – et se dirigèrent de concert vers le premier quadrant. Un peu partout, des groupes de plus en plus compacts se formèrent devant les plaques publiques.

Depuis bientôt deux jours que Tancrède était à bord, les seules personnes avec lesquelles il avait eu un contact intéressant étaient les frères Tournai. Si Engilbert lui faisait un peu l’effet d’un moine austère et revêche, il entrevoyait chez lui une chaleur humaine et une intelligence certaine qui lui plaisaient. Liétaud, son frère, bien qu’impulsif et parfois immature, lui semblait être d’un tempérament résolument optimiste et sociable. C’est donc tout naturellement qu’il leur avait proposé d’aller ensemble écouter le prêche de Pierre l’Ermite.