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Craignant la cohue, ils étaient venus plus d’une heure avant l’appel général et avaient réussi à trouver une place dans la basilique, au pied d’un pilier non loin du Baldaquin. Ils attendaient debout, les places assises étant bien sûr dévolues aux personnalités de haut rang. En réalité, Tancrède aurait pu sans difficulté en obtenir une, toutefois il avait pensé que ce serait désobligeant pour Liétaud et Engilbert, et de toute façon, il lui importait peu de rester debout.

Lorsqu’ils avaient pénétré dans le dôme du Quadrant 1, quelques heures plus tôt, ils avaient été aussitôt saisis par les dimensions des lieux. L’espace qui avait été consacré à la construction du lieu saint était probablement l’un des plus vastes du vaisseau, à l’exception peut-être de certains dômes d’entraînement.

C’était selon la volonté d’Urbain IX qu’avait été construite une réplique exacte de la Basilique Saint-Pierre de Rome, le plus grand édifice religieux de toute la chrétienté, au sein même du Saint-Michel. Il eût été indigne que ce vaisseau, avant-garde des armées chrétiennes dans d’autres mondes, n’accueillît pas aussi la plus grandiose maison de Dieu que les hommes aient jamais conçue.

Aussi, les moindres détails de l’édifice commencé par Bramante en 1450 et terminé par Michel-Ange un siècle et demi plus tard, furent enregistrés, reproduits minutieusement dans du marbre de Massa, puis transportés et assemblés à bord. Ici, l’esplanade de plus de trois cents mètres de large sur laquelle donnait la noble façade de l’original était remplacée par le reste de la surface du dôme où l’on avait dressé plusieurs écrans géants.

La présence d’un tel monument au cœur d’un navire de guerre interstellaire représentait un spectacle stupéfiant pour ceux qui le voyaient pour la première fois. C’était si beau, si grand, si magistral que la présence de Dieu en ce lieu semblait presque palpable. Tancrède et Liétaud en étaient restés muets d’étonnement tandis qu’Engilbert s’était signé en priant.

Un détail pourtant dénaturait quelque peu ce tableau presque parfait : le sommet de la basilique, s’élevant sur Terre à plus de cent trente mètres du sol, dépassait de vingt-cinq mètres le point culminant du dôme du Quadrant 1. Il avait donc fallu amputer la fameuse coupole conçue par Michel-Ange en supprimant la lanterne qui la surmontait normalement. Pour certains, cela produisait l’impression malheureuse qu’on avait dû forcer pour faire entrer l’ensemble sous la voûte, mais les autorités vaticanes avaient estimé que la force symbolique de la présence d’un tel monument à bord dépassait ces considérations esthétiques.

L’émerveillement de Tancrède et des deux frères se prolongea lorsqu’ils pénétrèrent dans la basilique. Les dimensions écrasantes de la nef, de plus de cent quatre-vingts mètres de long, ne nuisaient en rien à l’harmonie de l’ensemble et les copistes avaient soigné les détails jusque dans les sculptures ornant les lieux originaux depuis des siècles, comme le bronze de Saint-Pierre par Arnolfo di Cambio ou encore la célèbre Pièta de Michel-Ange lui-même.

Même sans être un spécialiste des arts classiques, Tancrède avait déjà vu toutes ces œuvres auparavant et son attention fut surtout retenue par le Baldaquin du Bernin, abritant l’autel papal. Dressées à la croisée du Transept, les quatre colonnes torses, dont le faîte atteignait près de trente mètres, paraissaient modifier les perspectives et les proportions de la basilique, obligeant tous les regards à converger vers ce point central d’où Urbain IX s’adressait au monde lorsqu’une allocution importante devait être prononcée.

Attiré par ce lieu mythique, Tancrède se fraya un chemin afin d’en être le plus près possible, suivi des frères Tournai. Ils se préparèrent ensuite à une longue attente avant le début du prêche.

La capacité de soixante mille personnes de la vaste église fut rapidement atteinte et les nouveaux arrivants s’agglutinèrent devant les écrans géants qui retransmettaient des vues de l’autel. Quant aux inermes, il leur avait été fortement recommandé de se contenter des plaques publiques de l’Intra disposées à intervalles réguliers dans les couloirs du navire.

« Ma parole, tout le gratin est là, lâcha Liétaud avec un petit sifflement. As-tu aperçu ton oncle, Tancrède ?

— Non, pas encore. »

En fait, Tancrède le cherchait des yeux depuis leur arrivée sans parvenir à le repérer dans la foule compacte des premiers rangs. Il savait qu’il était monté à bord un jour avant lui, mais n’avait pas encore eu l’occasion de le voir. Il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi Bohémond ne l’avait pas fait appeler dès son embarquement et en souffrait. Depuis son plus jeune âge, les attentions de son oncle à son égard avaient toujours beaucoup compté pour lui. Et aujourd’hui, à presque trente-quatre ans, c’était toujours aussi important.

Autrefois, alors qu’il n’était qu’un jeune noble, adolescent désœuvré et sans passion, s’aventurant rarement au-delà des limites du domaine familial normand, les visites de l’oncle Bohémond étaient pour lui un moment fort qu’il attendait avec impatience. Chaque fois que le célèbre guerrier venait, un cortège de récits d’aventures et d’actes héroïques l’accompagnait, entourant sa présence d’un halo excitant de rêves et de mystères.

Lors de ses séjours, Bohémond ne manquait jamais de passer du temps avec son neveu, lui enseignant le maniement des armes ou lui expliquant des techniques de combat toujours nouvelles. De temps à autre, il acceptait de le suivre dans la forêt de Caudilly où le jeune Tancrède s’était bâti un univers de monstres cachés et de batailles épiques – ainsi que quelques solides cabanes – et faisait semblant de croire aux histoires naïves que le garçon s’était inventées.

Tancrède grandissant, ses performances physiques s’amélioraient notablement et il retenait de mieux en mieux les leçons de combat que lui apprenait son oncle. À seize ans, il avait déjà atteint un mètre quatre-vingt-cinq et possédait de remarquables qualités physiques. Constatant la détermination et le sang-froid du jeune homme, Bohémond proposa alors à ses parents de le présenter à l’École Royale de Guerre du Danemark.

Moment difficile pour ses parents, spécialement pour sa mère. L’École d’Aalborg était certes l’université militaire la plus réputée de toute la chrétienté, là où tous les fils et filles de nobles de haut rang rêvaient d’entrer, ainsi que la garantie d’une position importante ad vitam dans la hiérarchie militaro-aristocratique européenne. Mais c’était aussi la certitude de ne plus revoir leur fils avant des années – et encore, seulement à l’occasion de courtes permissions – puis de le savoir sur des théâtres d’opérations où il risquerait constamment sa vie.

Tout le monde souhaite le meilleur pour son enfant. Rien de plus normal. Mais lorsque la réalisation de cette espérance implique de le perdre de vue pendant de longues périodes, puis de souffrir l’angoisse d’apprendre un jour sa mort sur le front, cela crée un tel dilemme que les décisions deviennent impossibles à prendre. Finalement, Bohémond avait dû jurer solennellement à sa sœur, Emma, la mère de Tancrède, qu’il veillerait sur lui quoi qu’il arrive.

Soudain, le murmure ininterrompu qui emplissait la basilique monta d’un cran, coupant court aux pensées de Tancrède. Un prêtre, vêtu de la robe émeraude de l’ordre de St. Séverin, venait de gravir les quelques marches de l’autel central et demandait le silence en levant les mains. Le flot de voix qui inondait les lieux se tarit peu à peu et ce fut dans un calme relatif que le père annonça : « Milites Christi ! Le guide spirituel et Prætor peregrini de la croisade : Pierre d’Archères, dit l’Ermite. »