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Un homme pénétra alors dans la nef par l’un des transepts et le silence s’abattit sur la foule. Tout le monde fixa le nouveau venu avec un respect mêlé de saisissement.

Grand et décharné, l’air ascétique et le regard dur, les cheveux tonsurés et le visage glabre, il portait un long manteau noir au col romain, sobre et bien coupé. Tout en lui exprimait la rigueur et l’intransigeance, mais ses yeux semblaient trahir une sorte de feu intérieur, un bouillonnement parfaitement sous contrôle. Il était tel que Tancrède se l’était imaginé à travers les récits de ses prêches et de ses sermons, ou lors des rares fois où il l’avait entrevu sur un canal d’informations. Ses plus fervents admirateurs disaient de lui que c’était un saint. Rien de moins.

Traversant les lieux d’un pas rapide, Pierre l’Ermite monta sous le Baldaquin et s’arrêta derrière l’autel. Il regarda alors l’assemblée pour la première fois, l’air nullement impressionné. La tête légèrement inclinée en arrière, les yeux fixés vers l’infini, il resta immobile quelques instants dans la posture d’un homme en paix avec lui-même, comme s’il voulait imprégner les lieux de sa présence avant de commencer son sermon.

Un silence absolu régnait dans la basilique.

Il leva les bras et fixa la foule de ses yeux brûlants. Alors, sa voix claire emplit les lieux et tous se sentirent électrisés par le ton ardent qu’il employa :

« Ô fils de Dieu ! »

La phrase résonna comme une invocation et son écho voyagea de longues secondes dans l’énorme volume de l’édifice.

« Ô fils de Dieu ! Après avoir promis au Seigneur de maintenir la paix dans vos pays et d’aider fidèlement l’Église à conserver ses droits, vous allez pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une autre tâche. C’est une affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde vous-même. Il importe que sans tarder vous vous portiez au secours de vos frères demeurant encore sur Akya du Centaure. Et, s’il n’en est plus de vivants que vous puissiez sauver, alors il vous appartiendra de venger leur fin imméritée ! »

Pierre l’Ermite avait presque crié sa dernière phrase et Tancrède remarqua que toute l’assistance était maintenant focalisée sur lui. Même les nobles des premiers rangs, habituellement enclins à laisser l’exaltation à la plèbe, étaient penchés en avant, la bouche entrouverte.

« En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, une mission d’évangélisation partie pour cette planète il y a quelques années y fit une extraordinaire découverte : le véritable tombeau du Christ, édifié au cœur d’une ville infidèle et barbare ! Nous fûmes tous frappés par cet extraordinaire signe du destin : le Tout-Puissant nous montrait que notre voie était la bonne et que nous devions y persévérer. Dans leur grande sagesse, les dignitaires de la mission revendiquèrent ce lieu au nom du seul vrai peuple chrétien de l’univers : l’humanité. La réponse des indigènes fut atroce. Ils massacrèrent les missionnaires. Mille hommes, femmes et enfants tombèrent sous leurs coups. »

« Désormais ces barbares, ces créatures païennes engendrées par le démon lui-même, souillent, en toute impunité, de leur présence et de leurs rites ignobles cette planète bénie, désignée par Notre Seigneur pour accueillir les hommes en son sein. Mais la plus haute tâche que nous devons accomplir en Son Nom n’est rien de moins que de libérer le tombeau de son Fils, le sanctuaire où reposent les restes de sa charnelle enveloppe. Or, le malin a dépêché ses légions pour nous en dissuader, et ces monstres déshonorent constamment par leur présence ce nouveau sépulcre. »

« Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi qui vous exhorte, c’est le Seigneur lui-même – vous, les hérauts du Christ, à quelque classe de la société que vous apparteniez, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, de vous porter en Akya du Centaure, de venger la mort de nos martyrs chrétiens et de repousser le peuple malfaisant qui les a assassinés loin du sanctuaire divin. Je le dis à ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne ! »

Pierre était maintenant dans une véritable transe. Sa gestuelle emphatique le faisait transpirer abondamment, sa voix devenait hachée comme s’il produisait un violent effort. L’assistance était suspendue à ses paroles enfiévrées, magnétisée par son aura mystique. Tancrède jeta un coup d’œil aux frères Tournai et les vit eux aussi polarisés sur le prêcheur. Il se demanda pourquoi lui n’était pas transporté par ce qu’il entendait, pourquoi un léger malaise persistait, l’empêchant de participer pleinement à cette communion collective.

« À tous ceux qui partiront et qui mourront en route, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu. Quelle honte, si un peuple aussi méprisable, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Quels reproches le Seigneur Lui-même vous adresserait si vous ne vous révéliez pas digne du nom de chrétiens ! Allez donc au combat contre les Infidèles, un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire. Soyez désormais les chevaliers du Christ ! Luttez à bon droit contre les barbares, et gagnez votre récompense éternelle ! Quant aux démunis, aux malheureux et aux inermes, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur corps et de leur âme, ils travailleront pour un double honneur. Ils étaient sur Terre tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Vous tous étiez ici les serviteurs du Seigneur ; là-bas, vous serez ses amis ! »

Une longue et puissante acclamation suivit ce discours enflammé. L’assemblée exultait et poussait des vivats. Certains pleuraient de joie. Des hommes tombaient à genoux, les mains crispées dans une prière passionnée et d’autres, bras levés, invoquaient le Seigneur pour la réussite de la croisade.

Pierre l’Ermite, encore haletant, balaya la foule d’un lent regard circulaire, ses prunelles incandescentes fixant les visages au hasard. Tancrède remarqua que les hommes se déplaçaient imperceptiblement dans l’espoir de suivre ses yeux le plus longtemps possible, provoquant comme une onde dans la foule. L’impression produite était saisissante, comme si Pierre parvenait à projeter sa volonté de manière physique, entraînant les gens par la simple force de son regard.

Tancrède ne parvenait pas à se départir de ce sentiment de malaise qui persistait en lui depuis le début, au point que cela en devenait gênant vis-à-vis des gens qui l’entouraient et qui manifestaient leur joie de toutes les manières possibles. Certains avaient beau lui donner des bourrades amicales pour l’entraîner, Tancrède restait sur sa réserve. En jetant un coup d’œil vers Engilbert, il remarqua que, même si lui aussi conservait un certain calme, il semblait ému aux larmes par le prêche, alors que Liétaud, gagné par l’euphorie générale, laissait exploser sa joie en criant et sifflant avec les autres.

Dans les hauteurs de la basilique, le triforium était désert car les autorités avaient estimé qu’il aurait été dangereux de laisser la foule l’envahir pour assister au prêche. Des gens, trop enthousiastes, auraient pu basculer par-dessus la balustrade.

Pourtant, quelque chose bougea derrière une colonne, quelque chose de sombre, de quasi invisible dans la pénombre qui régnait ici. Cela se déplaça légèrement et passa dans la lumière un instant. Une silhouette enveloppée d’une robe de bure noire qui réfléchissait si peu la lumière qu’elle semblait faire un trou optique dans le décor. Juste une ombre parmi les ombres.