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Elle resta encore un instant à observer la scène de cet endroit isolé, puis se détourna et partit sans éveiller la moindre attention.

Pierre l’Ermite quitta la tribune peu après la fin de son sermon et un appel général répéta aux hommes et femmes du Saint-Michel qu’ils devaient se tenir prêts à rejoindre leurs alvéoles pour l’appareillage prévu dans maintenant moins de quatre heures. Tancrède et les frères Tournai sortirent par la grande porte et se dirigèrent vers leurs quartiers.

« Par Dieu, quel prêche éblouissant ! s’exclama Liétaud. Je comprends mieux la réputation de Pierre l’Ermite quand je vois avec quelle facilité il a soulevé cette foule.

— Il est vrai que cet homme possède une grande force de persuasion, acquiesça Engilbert.

— Je suis sûr que s’il l’avait ordonné, bon nombre de personnes présentes se seraient précipitées dans le vide spatial sans hésiter ! » ajouta Liétaud en riant.

Soudain, il parut frappé par une idée nouvelle.

« Vous savez, jusqu’à présent, je me moquais un peu de l’objectif de cette croisade. Tout ce qui comptait pour moi était de participer à la plus grande campagne militaire de tous les temps. Mais maintenant, bon sang, cet homme a su donner un sens à mon engagement. Ces créatures doivent payer pour leur crime ! Nom d’un chien, rien qu’à l’idée de débarquer sur cette planète de sauvages, j’en ai des fourmis dans les jambes et la gâchette qui me démange ! Un an et demi à attendre, ça va être long !

— Oui, l’exhortation de Pierre était puissamment convaincante, reprit Engilbert, légèrement gêné par l’ardeur guerrière de son frère. Il y a quelque chose de presque… surnaturel dans cette capacité à faire partager aux autres une vision, un désir, une foi aussi brûlante…

— Dis-moi, Tancrède, interrompit Liétaud, tu n’as pas l’air enchanté par ce que tu viens d’entendre. Ce prêche ne t’a pas plu ? »

Tancrède, qui se contentait d’écouter les deux frères exprimer leur enthousiasme sans y participer, fut pris au dépourvu. Il ne partageait pas l’engouement général, c’était visible. Toutefois, il aurait été bien en peine de dire pourquoi. Quelle était la raison de cet embarras qui ne l’avait-il pas quitté de tout le discours ?

« C’est juste que… je suis un peu déçu par la teneur du sermon…

— Déçu ? demanda Engilbert, curieux. Qu’espérais-tu donc ?

— Eh bien, peut-être un peu moins de… fureur. Je connais les réactions des hommes sur le terrain et crois-moi, ils n’ont pas besoin d’être poussés à la colère ou à la haine pour se battre. Par contre, une fois qu’on les a mis dans un tel état de rage guerrière, il devient difficile de maintenir la discipline. Pierre aurait pu, par exemple, donner un peu plus d’éclaircissements sur les raisons de cette campagne pour que tous sachent bien pourquoi ils vont se battre.

— Allons, rétorqua Liétaud, c’était un prêche, pas un cours de géopolitique. La plupart des soldats n’entendent rien à ces matières, moi le premier. Tout ce qu’il nous faut, ce sont des motifs clairs et simples.

— Je te l’accorde, admit Tancrède. Je conçois que la prédication d’une croisade est destinée à déclencher l’enthousiasme et la ferveur populaire…

— …mais tu aurais préféré plus de mesure, compléta Engilbert. Que Pierre l’Ermite ne présente pas ces créatures comme de véritables suppôts de Satan.

— C’est un peu ça, répondit Tancrède, reconnaissant envers Engilbert de l’aider à clarifier sa pensée. Je suis d’accord sur le fait que ces créatures sont impies et donc, doivent être combattues en tant que telles, puis chassées de tous les lieux chrétiens. Je doute cependant que ce soient réellement des créatures infernales. »

En disant cela, Tancrède sentait bien qu’il manquait d’honnêteté envers lui-même. Sa gêne ne venait certainement pas de cette vieille querelle chrétienne entre ceux qui voyaient en toutes choses la marque du malin et ceux qui pensaient que les hommes n’avaient pas besoin de l’aide du diable pour faire le mal. Non, la vraie raison, il ne la connaissait que trop bien et il faisait de grands efforts pour ne pas laisser ces pensées remonter le long de son subconscient jusqu’à la surface.

Mes propres démons, mes foutus vieux démons.

« Allons, dépêchons-nous, dit-il finalement pour masquer son malaise, je ne veux pas mettre une demi-heure comme hier à trouver une place à l’ordinaire.

— Tu as raison, répondit Liétaud, sinon il faudra bouffer à toute vitesse pour ne pas être en retard à l’appareillage ! »

H – 3 h 52

Pierre l’Ermite était heureux. Son prêche avait remporté le succès escompté, et même davantage. Au-delà de l’acclamation de la foule, il avait ressenti ce courant de ferveur traverser l’assemblée, cette électrisation des esprits qui, lorsqu’il parvenait à l’obtenir, l’amenait à un état d’exaltation suprême. Cela lui procurait un plaisir si intense qu’il se sentait parfois coupable, comme si c’était un péché. Mais il avait une fois pour toutes décidé de considérer ces scrupules éthiques comme de simples ergotages car, après tout, il œuvrait pour la plus grande des causes : celle de Dieu.

Ce prêche lui avait coûté tant d’énergie qu’il avait dû s’asseoir un instant en sortant de la basilique. Plusieurs diacres s’étaient aussitôt précipités, lui tendant un verre d’eau, lui épongeant le visage d’une serviette fraîche et l’aidant à retirer le long manteau noir qu’il s’obstinait à continuer à porter malgré les hautes fonctions qu’il occupait maintenant. Cette marque d’humilité affichée était pour lui un symbole important.

La joie qu’il éprouvait depuis la fin de son sermon fut soudain assombrie par l’arrivée du légat pontifical, l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, un grand sourire aux lèvres.

« Mon cher Pierre, je tenais absolument à être le premier à vous féliciter ! »

L’interpellé se leva et inclina la tête pour saluer le prélat. Il avait été convenu à l’avance que les formes protocolaires habituellement observées par les prêtres à l’égard d’un évêque seraient exceptionnellement suspendues le temps de la campagne militaire. En tant que Prætor peregrini de cette croisade, Pierre ne pouvait s’abaisser à baiser l’anneau d’un évêque, fût-il Adhémar de Monteil.

« Quel prêche magnifique ! Quelle oraison flamboyante ! Comme le Seigneur doit être heureux quand de telles paroles montent à Lui. »

Pierre lui répondit par un sourire poli, mais il l’aurait plutôt giflé s’il avait pu. L’hypocrisie du prélat était écœurante ; nul n’ignorait qu’Adhémar aurait préféré voir le cadavre de Pierre sortir d’une chambre neuro-punitive plutôt que venir l’applaudir de la sorte. Pourtant, les impératifs politiques en avaient décidé autrement.

L’ascension de Pierre l’Ermite au cours des deux dernières années avait été fulgurante. Ce moine d’Amiens s’était tout d’abord fait remarquer en 2202 lorsqu’il avait entrepris, en dépit de toutes les consignes militaires, un pèlerinage vers les ruines de la cité sainte, Jérusalem. Il était parti à pied, entraînant avec lui une horde de fidèles jusqu’aux limites méditerranéennes de l’ECM : la rive ouest du Bosphore. Là, il remua ciel et terre afin d’obtenir l’autorisation et les moyens de traverser le détroit, attirant sur lui l’attention de tous les médias de la chrétienté. Quel était cet illuminé désirant se rendre en pleine zone irradiée, au péril de sa vie, et qui entraînait dans cette folle aventure des milliers de pèlerins ? Ne parvenant pas à obtenir l’autorisation espérée, il dressa un camp de fortune sur les rives de la Mer Égée, bien décidé à forcer la main aux autorités.