Là, une nuit, le Christ lui apparut en songe.
Le fils du Seigneur lui commanda de se joindre au combat contre les infidèles et de lever une armée pour mener les chrétiens au triomphe. Les canaux d’information, toujours avides de sensationnel, se jetèrent sur l’événement avec voracité et relayèrent sans relâche la moindre des déclarations de ce moine d’Amiens qui soulevait les foules.
La croisade vers Akya ayant été initiée quelques mois plus tôt, Pierre ne douta pas un instant de la signification du message qu’il avait reçu. Pieds nus et vêtu de sa simple robe de bure, il se mit alors en route pour Rome, prêchant de ville en ville pour la Sainte Mission commandée par le Très-Haut. Ses talents d’orateurs étaient tels que le flot de pénitents grandissait sans cesse et que l’idée de la croisade – restée jusqu’alors assez discrète dans les médias – prit peu à peu des proportions considérables.
Les commentateurs politiques ne s’attendaient pas réellement à ce que le souverain pontife accepte de recevoir cet illuminé et pourtant, les portes du Vatican s’ouvrirent toutes grandes dès son arrivée. Le compte rendu officiel de l’entrevue révéla que les deux hommes s’étaient mutuellement appréciés. Urbain avait eu la bonne surprise de découvrir un homme à la foi brûlante, mais à l’esprit vif et clair, parfaitement apte à saisir tous les impératifs que pouvait comporter une opération de l’envergure de cette croisade ; Pierre avait été ébloui par la rencontre de ce personnage quasi mythique, premier pape d’après le Grand Chaos et restaurateur du Dominium Mundi. Le prêcheur fut donc tout naturellement invité à prendre part à la croisade.
Or, à cette époque, l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, était pressenti pour diriger cette expédition militaire. Légat pontifical depuis de nombreuses années, émissaire particulièrement bien introduit dans les diverses cours européennes, c’était notamment un ami de longue date du frère du roi de France, Hugues de Vermandois, futur commandant de bord du Saint-Michel. Si d’un point de vue politique, tous ces éléments faisaient de lui le chef naturel de la croisade, d’un point de vue médiatique, c’était un quasi-inconnu. Aussi, lorsqu’il vit Pierre l’Ermite arriver dans l’entourage d’Urbain, il comprit immédiatement qu’il allait devoir jouer serré pour ne pas se retrouver dans l’ombre de ce prédicateur charismatique.
Et, en effet, à mesure que les mois passaient, la réputation de Pierre ne cessait de grandir. Il ne ménageait pas sa peine pour convaincre les foules et ses efforts mobilisèrent tant de gens qu’à la fin, il fallut refuser du monde. Il était devenu évident qu’Urbain IX hésitait maintenant entre les deux hommes pour le choix ultime. Sentant qu’il perdait la partie, Adhémar tenta des manœuvres peu avouables pour déstabiliser l’Ermite et ternir son prestige, orchestrant des campagnes de presse calomnieuses qui propageaient les rumeurs les plus folles. Cependant, la stratégie était transparente et la popularité de Pierre n’en grandit que davantage, faisant de lui le seul véritable représentant du peuple chrétien dont les hautes sphères essayaient honteusement de se débarrasser.
En dépit de tous ses efforts, le coup de grâce pour Adhémar survint le jour où le canal du matin TP9 annonça en direct qu’il était atteint d’une de ces maladies génétiques incurables apparues après la Guerre. Cette révélation le mettait ipso facto hors-jeu pour assumer le commandement d’une expédition militaire de longue haleine. Personne ne sut jamais comment l’information était parvenue aux médias, mais ce fut un élément décisif.
Dans la journée, Pierre l’Ermite fut officiellement investi Prætor peregrini. Le magistrat suprême de l’armée croisée, son chef militaire et guide religieux.
Adhémar de Monteil ne participerait au voyage qu’en tant que légat pontifical. Un rôle certes prestigieux, mais purement consultatif ; le Conseil Croisé le verrait siéger sans toutefois qu’il y exerce une influence réelle.
Et maintenant, après un tel revers, voilà qu’il venait minauder auprès de son ancien rival – l’homme qui lui avait ravi le poste dont il rêvait, la fonction qui aurait couronné sa carrière – comme si de rien n’était, comme s’il avait véritablement apprécié le sermon de Pierre.
« Monseigneur, vous me voyez ravi que mon prêche vous ait plu.
— La réaction des foules lors de vos harangues est toujours saisissante, mon cher Pierre.
— J’essaie humblement d’être le meilleur messager possible de la parole de Dieu.
— En vérité, vous êtes bien davantage ! surenchérit Adhémar, plus mielleux que jamais. Avec un apologiste tel que vous, la Foi n’a aucun souci à se faire. Je suis convaincu qu’il n’existe pas de mécréant que vous ne puissiez convertir ! »
La manière détournée de l’évêque de le ravaler au rang d’un simple représentant de commerce n’échappa aucunement à Pierre qui sentit les prémices de la colère monter en lui. Il eut envie de répondre que, s’il plaisait à Dieu, il pourrait même tenter de convertir certains évêques, mais se contenta de sourire en inclinant la tête. Adhémar reprit : « Sa Sainteté elle-même m’a chargé de vous transmettre ses félicitations pour ce prêche ad gloriam Dei. »
Pierre ne put retenir un mouvement de surprise.
« Urbain IX a trouvé le temps d’écouter mon prêche ? »
Il regretta aussitôt sa question. Si le pape le félicitait, c’était qu’il l’avait entendu. Pierre enragea d’avoir parlé trop vite. Il essaya de maîtriser davantage son comportement en reprenant aussitôt : « C’est un grand honneur qu’il m’a fait, je sais que les affaires de l’Empire ne lui laissent que très peu de temps.
— En effet, mais il désirait absolument suivre cette étape cruciale de la croisade. J’ai dû l’appeler à la fin de votre prêche pour d’autres raisons et il n’a pas tari d’éloges envers votre orémus éclatant. »
Pierre songea que s’il continuait à se montrer aussi hypocrite, Adhémar aurait bientôt de la bile qui lui sortirait de la bouche.
« Je vous en sais gré, Monseigneur. »
Quelqu’un fit brusquement son entrée dans la pièce, détournant l’attention des deux hommes. Le nouveau venu était vêtu d’un ample manteau brun rehaussé de coutures dorées et chaussé de lourdes bottes de cuir qui cognaient bruyamment sur le sol métallique. Des sourcils sombres barraient son visage carré, et un nez bien droit surmontait une barbe courte soigneusement entretenue. D’instinct, les jeunes diacres reculèrent et le visage enjôleur d’Adhémar de Monteil se ferma aussitôt.
« Robert de Normandie ! s’exclama Pierre l’Ermite d’une voix forte qui laissait percer une pointe de contrariété. Vous avez réussi à manquer mon prêche ! »
Robert de Montgomery, duc de Normandie, s’avança dans la pièce en affichant sur le visage une curieuse expression, mélange de dureté et de contrition.
« Vous m’en voyez désolé, mon cher Pierre, mais je viens à peine d’embarquer. J’ai malheureusement été retenu par un début de rébellion sur l’un de mes domaines… »
Un autre homme entra à sa suite, plus jeune, mais l’air tout aussi âpre. Il s’immobilisa trois pas derrière le duc.
« Vos terres sont constamment en révolte », répondit Pierre l’Ermite d’un air agacé.
Robert s’approcha d’Adhémar de Monteil en le fixant droit dans les yeux. Celui-ci soutint son regard, mais ne put s’empêcher de reculer légèrement la tête. Ce mouvement involontaire n’ayant pas échappé à Robert, un sourire insolent s’étala sur son visage tandis qu’il se penchait pour baiser l’anneau. Puis il se retourna et répondit à Pierre sur un ton presque plaintif qui contrastait avec son visage endurci : « Allons, mon cher Pierre, même avec toute la technologie militaire moderne, il sera toujours difficile pour un seigneur de faire régner l’ordre sur de vastes terres. » L’évêque, qui semblait dans ses petits souliers depuis l’arrivée du duc, choisit ce moment pour prendre congé : « Hum, messieurs, je dois malheureusement vous laisser, il me reste quelques affaires à régler dans mon ministère avant l’appareillage. »