Robert de Montgomery lui adressa un simple « Monseigneur… » et Pierre fut plus protocolaire : « Votre présence à mon prêche fut pour moi un honneur, Monseigneur. »
Adhémar se retourna une dernière fois pour répondre par un sourire poli puis sortit de la pièce d’un pas rapide, sous le regard impassible de l’homme qui accompagnait Robert.
Une fois que Pierre l’Ermite eut congédié les diacres encore présents, ils se retrouvèrent seuls dans les lieux.
« Je tenais à vous présenter mon nouveau bras droit », reprit Robert en désignant l’homme qui le suivait.
Celui-ci s’approcha et s’inclina avec déférence devant Pierre.
« Il se nomme Argant. J’ai une confiance totale en lui et je pense qu’il nous rendra de grands services à bord. »
Pierre dévisagea l’homme de “confiance” de Robert et ne put retenir une expression de mépris. Le duc avait visiblement encore recruté un truand à son service. Argant la remarqua et un éclair passa dans ses yeux. Mais il n’en laissa pas paraître davantage, se contentant de reculer en baissant la tête en signe de respect.
« Avez-vous appris la nouvelle concernant Godefroy de Bouillon ? demanda Robert de Montgomery.
— Non, de quoi s’agit-il ?
— Il a mis fin à la querelle qui l’opposait à Bohémond de Tarente depuis 2198. Il a officiellement renoncé à installer une base militaire germanique à Valona et quitté les lieux, laissant ainsi les mains libres à Bohémond pour contrôler les deux rives du canal d’Otrante.
— Je ne comprends pas. C’était pourtant une volonté de l’empereur d’Allemagne lui-même et Godefroy est au nombre de ses partisans. Alors pourquoi diable ferait-il une telle faveur à un Normand de Sicile ?
— Cela n’a aucun sens militaire, en effet. C’est bien ce qui m’inquiète.
— Ne parlez pas par énigmes, dit Pierre d’un ton cassant.
— Je pense que cela a donc un sens politique », répondit Robert en détachant soigneusement ses mots.
Depuis qu’il était entré dans le cercle d’influence de Pierre, il avait appris à supporter sans broncher ses sautes d’humeur. De plus, il savait depuis longtemps que le prédicateur détestait qu’on lui fasse sentir son manque de sens politique ou diplomatique. Après tout, Pierre l’Ermite n’avait à se préoccuper de ce genre de considérations que depuis qu’il avait été nommé officiellement à la tête de la croisade, et il se sentait dans ce domaine un peu comme dans un habit neuf mal ajusté.
« Votre sous-entendu signifie donc que vous pensez que le camp des modérés se renforce ? reprit Pierre.
— Je pense que c’est la seule interprétation possible à ce rapprochement inattendu.
— C’est assez embarrassant en effet, mais Godefroy est absolument fidèle au pape, peut-être même davantage qu’à son empereur. Je ne partage donc pas votre inquiétude.
— Certes, mon père, vous avez probablement raison », répondit Robert de Montgomery, un imperceptible sourire aux lèvres.
Pierre l’Ermite fronça les sourcils et faillit hausser le ton devant cette ironie voilée, mais le duc de Normandie avait déjà tourné les talons et, après un léger salut, quittait la pièce suivi de son lieutenant.
À moins d’une heure de la mise à feu, une intense agitation avait gagné tout le Saint-Michel. Chaque membre de l’équipage préparait le grand départ, réglant les derniers détails ou exécutant les dernières consignes dans la plus grande fébrilité.
La cabine collective n°48-57 n’échappait pas à l’ébullition générale et tous les soldats de la 78e unité I/C s’activaient dans un vacarme infernal, ou bien se faisaient expliquer pour la centième fois les procédures de mise en confinement individuel. Tancrède supervisait les préparatifs en essayant de ne pas perdre son calme à répéter sans arrêt les mêmes consignes :
« Vous devez entrer votre code personnel sur le terminal individuel de votre couchette et activer le mode appareillage. Ne confondez pas avec le mode sommeil stasique, ce sera pour plus tard ! Compris ? Ensuite, vous vous mettez torse nu et dix minutes avant le départ, un premier appel général vous ordonnera de vous installer dans votre couchette.
— On doit se mettre à poil, Lieutenant ? demanda un soldat, l’air gêné.
— Non, soldat, juste torse nu ! »
Quelques rires fusèrent et l’homme rougit brusquement. Liétaud, qui voyait son frère soupirer devant la bêtise de certains, ne résista pas à l’envie de le taquiner : « Hé, Engilbert, tu sais comment les techniciens appellent les réacteurs pré-luminiques ?
— Non.
— Les Bouches de l’Enfer, répondit-il avec un grand sourire satisfait.
— Bande de païens… », grommela Engilbert, agacé.
Tancrède continuait la fastidieuse énumération des consignes : « Une fois en position couchée, vous devez vous appliquer les deux électrodes qui se trouvent dans le compartiment marqué ECG sur le côté gauche de la couche. Vous vous en collez une sur le cœur et l’autre sur l’aine gauche…
— Euh, excusez-moi mon Lieutenant, coupa à nouveau le même soldat. L’aine, c’est sous le bras ? C’est ça ? »
Cette fois-ci, toute la cabine éclata de rire et Tancrède expira un bon coup afin de ne pas piquer une crise. Il s’approcha du jeune homme un peu lent d’esprit qui recula d’un pas en voyant ce gaillard avancer sur lui d’un air excédé. Tancrède lui prit sa propre main et la lui plaqua à la jonction de la cuisse et de l’abdomen : « C’est là, soldat ! »
À ce moment, un enseigne, essoufflé d’avoir couru, entra dans la cabine et balaya la salle du regard. Il cria pour couvrir le brouhaha : « Lieutenant Tancrède de Tarente ! S’il vous plaît ! »
Ce dernier se retourna en entendant son nom.
« Que veux-tu, chrétien ?
— Lieutenant, c’est votre oncle, le seigneur Bohémond, qui m’envoie vous chercher. Il souhaite que vous veniez à sa rencontre maintenant. »
La contrariété gagna immédiatement Tancrède. Il avait embarqué près de vingt-huit heures auparavant, et son oncle trouvait le moyen de le faire appeler à seulement trois quarts d’heure de l’appareillage.
« Maintenant ? Tu es sûr ?
— Oui, mon Lieutenant. Il vous attend à l’entrée de l’hexagone. »
À l’entrée de son secteur de cabines. Ce n’était pas si loin, ça ne lui ferait pas perdre trop de temps. Il se retourna et interpella le major Hutbert, le plus haut gradé de l’unité après lui.
« Je dois m’absenter quelques instants, major. Prenez le relais pour répéter les consignes, il faut être sûr que tout le monde ait parfaitement compris.
— Oui, mon Lieutenant, acquiesça Hutbert.
— Très bien, je te suis », dit Tancrède à l’enseigne.
Ils empruntèrent les couloirs qui serpentaient entre les cabines collectives de l’hexagone, traversant tant bien que mal la foule de soldats en effervescence qui y circulaient. Bohémond attendait à l’entrée de la zone, observant distraitement les allées et venues du pont inférieur depuis la balustrade où il se trouvait. Il ne semblait pas prêter attention aux regards surpris que les soldats lui lançaient en passant, étonnés de voir un personnage de si haut rang dans ces quartiers.