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Au premier abord, il était difficile de déceler une quelconque parenté avec Tancrède si lointaine était la ressemblance entre les deux hommes. Mais en les examinant plus attentivement, on remarquait la même détermination dans le regard, la même férocité contenue qui avait fait d’eux des combattants célèbres.

À quarante-cinq ans, malgré des cheveux grisonnants et une légère tendance à l’embonpoint, Bohémond était toujours un fier guerrier, intimidant dans son uniforme coupé court et recouvert de la demi-cape des Normands de Sicile. Dès qu’il aperçut Tancrède, il se tourna vers lui, les bras ouverts, et l’accueillit en souriant.

« Tancrède, enfin ! Je suis content de te voir. »

Il lui donna l’accolade, sans toutefois le serrer de trop près. Bohémond avait toujours gardé une certaine distance avec son neveu et, malgré les liens étroits qui les unissaient, n’était jamais vraiment devenu totalement familier avec lui.

« Mon oncle, moi aussi je suis heureux de vous voir. Je ne pensais pas en avoir l’occasion avant l’appareillage.

— Oui je sais, j’aurais dû passer te voir avant, mais comme tu t’en doutes, j’ai eu beaucoup de travail avec les derniers préparatifs sur ce vaisseau. Le Conseil Croisé réclame une grande assiduité.

— Ah, les seigneurs ont déjà commencé à se réunir ?

— Bien entendu. Dès le premier jour des embarquements. Pierre n’a pas attendu d’avoir fait son prêche pour réunir le Conseil.

— Avez-vous été l’entendre ce matin ?

— Hum, non. J’ai été empêché. Une question importante a requis mon attention au même moment. »

Il se pencha en avant pour être plus près de Tancrède et baissa le ton.

« Cependant, pour être franc, je n’avais pas besoin d’y assister pour en connaître la teneur. Cette magie qui semble opérer sur les foules n’a jamais eu prise sur moi. Les sermons de Pierre me laissent en général de marbre et ont même une fâcheuse tendance à m’ennuyer. Trop d’exhortations, d’appels à la colère divine et à tous les saints du calendrier. Sincèrement, Tancrède, je pense qu’une guerre, aussi sainte soit-elle, se gagne sur le champ de bataille et avec une bonne stratégie. »

Tancrède se fit la remarque qu’il avait eu la même réaction, mais pour des raisons différentes. Ce qui ennuyait son oncle était moins les questions de forme du discours que le décalage avec les problèmes militaires proprement dits. Mais cela ne le surprenait pas, Bohémond avait toujours été un pragmatique et il fallait que quelque chose lui fasse obstacle pour qu’il s’en préoccupe. Pierre l’Ermite pouvait bien raconter ce qu’il voulait dans ses prêches tant que cela n’empêchait pas les chefs militaires de mener la guerre comme ils l’entendaient.

Son oncle lui prit le bras et ils firent quelques pas tout en continuant à discuter.

« Et tes parents, reprit Bohémond, comment vont-ils ? Il y a des mois que je n’ai pas pris de nouvelles, je pense que ma sœur doit me vouer aux gémonies à l’heure qu’il est !

— Non je ne crois pas, dit Tancrède avec un petit rire, elle a l’habitude. En ce moment, tout le monde va bien, mais il y a un peu plus d’un mois, père a eu une attaque qui l’a envoyé une semaine chez les hospitaliers.

— Une attaque ? Et tout est rentré dans l’ordre ?

— Oui. Ils lui ont fait une reconstruction cellulaire et maintenant, il dit lui-même qu’il a l’impression d’avoir retrouvé son cœur de vingt ans !

— Une reconstruction ? Morbleu, cela coûte une petite fortune ! Je croyais que le domaine ne rapportait presque plus d’argent ?

— Hum, en fait, il a fallu en hypothéquer une partie auprès de l’abbaye de Jumièges. »

Bohémond s’arrêta net.

« Hypothéquer ? Et auprès de l’abbaye en plus ? C’est de la folie ! Jamais vous n’auriez dû faire cela.

— Père était dans un état critique, nous n’avons pas eu le temps de chercher d’autres solutions.

— Bon sang, il fallait faire appel à moi, Tancrède ! Je vous aurais aidé bien sûr.

— Je sais, mon oncle. Mais mère ne voulait pas, elle en faisait une question de principe.

— Qu’elle aille au diable avec ses principes ! Elle a toujours mis un point d’honneur à se débrouiller par elle-même, sans demander d’aide à quiconque. Noble attitude tant qu’elle ne conduit pas à hypothéquer les propriétés familiales ! C’est une partie de ton patrimoine Tancrède, t’en rends-tu compte ? »

Tancrède s’en rendait parfaitement compte. En réalité, il avait tenté de dissuader sa mère, en vain. Il savait qu’il aurait dû être plus ferme et qu’en cas d’absence de son père, il devait maintenant être capable de prendre les rênes du clan. Mais les longues années militaires passées loin de la famille lui avaient donné l’impression d’avoir perdu un peu de sa légitimité sur ce point. Cela le mettait mal à l’aise, comme s’il se reprochait à lui-même de ne pas avoir assumé des responsabilités qu’on ne lui avait en fait jamais données. Son visage dut refléter ses sentiments, car Bohémond se radoucit soudain.

« Mais voilà que je te sermonne déjà alors que je ne t’ai pas vu depuis des semaines. Tu sais que je te comprends probablement mieux que personne, Tancrède, je ne sais que trop bien dans quelles difficultés le métier des armes peut jeter un homme en l’éloignant des siens pendant longtemps. Après tout, je ne suis pas sûr que j’aurais fait mieux dans la même situation. »

Tancrède lui fit un léger sourire pour montrer qu’il appréciait l’attention. Son oncle continua : « En fait, j’étais venu pour te dire quelque chose. Ce n’est certainement pas le moment idéal, mais je n’étais pas sûr de te revoir rapidement après l’appareillage.

— Je vous écoute, mon oncle.

— Je tenais simplement à te dire qu’à bord – et plus généralement au cours de cette campagne – je devrai me comporter avec toi comme si tu n’étais pas mon neveu. »

Tancrède fronça les sourcils, ne comprenant pas où Bohémond voulait en venir. Celui-ci précisa aussitôt : « Je parle des affaires publiques bien entendu. Lorsque nous nous verrons de manière informelle, je me comporterai avec toi comme je l’ai toujours fait. Toutefois, dès que nous serons en public, ou dès qu’il sera question de toi dans les affaires militaires, je ne pourrai me permettre de donner l’impression de te réserver un traitement particulier. »

Tancrède ne comprenait toujours pas pourquoi son oncle avait tenu à le voir spécialement pour lui dire ça. Une vague inquiétude se fit jour en lui tandis qu’il pensa que Bohémond avait peut-être appris son appartenance à l’Ordre du Temple. Néanmoins, il la balaya aussitôt. Si réellement Bohémond avait appris cela, il ne serait pas aussi détendu, mais plutôt dans une sacrée rogne.

« Bien entendu, mon oncle, il en a toujours été ainsi et je ne vous ai jamais demandé de faveur particulière. »

Bohémond lui mit la main sur l’épaule d’un air enjoué : « Oui, oui, bien sûr, Tancrède. Je le sais parfaitement, ne t’inquiète pas. Je voulais juste que ce point soit clair entre nous, au cas où. Après tout, c’est la première fois que nous nous retrouvons ensemble dans la même campagne. »

Un appel général résonna dans les couloirs : H moins trente minutes. H moins trente minutes. Tous les personnels doivent rejoindre leurs alvéoles, toutes affaires cessantes, et basculer en mode appareillage. Cet ordre est à exécuter immédiatement.