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— De toute façon, reprit Liétaud, avec les entraînements spécifiques, crois-moi que tu n’auras pas le temps de t’ennuyer. De plus, sur les dix-huit mois, nous en passerons dix en sommeil froid. Donc, au final, ça ne fera que huit mois.

— Le terme exact est sommeil stasique, pas sommeil froid, ne put s’empêcher de corriger Engilbert.

— Oui, je suis d’accord, répondit Dudon à Liétaud sans prêter attention à la remarque d’Engilbert. Mais je pensais aussi à ma femme et à mes filles en disant ça. Même en admettant que la campagne se passe vite et bien, en comptant l’aller et le retour, on n’est pas revenus avant plus de trois ans… Ça fait une paie !

— Non, soldat, c’est encore pire que ça ! intervint à nouveau Engilbert. Tu oublies un détail : la relativité. À la vitesse que nous atteindrons, le temps s’écoulera moins vite pour nous que sur Terre. Donc lorsque tu les reverras, plus de cinq ans auront passé sur Terre…

— … et ta jeune femme sera alors plus vieille que toi, ajouta Olinde, saisissant l’occasion de railler à son tour.

— Hé, les gars, coupa Liétaud en reposant sa pinte bruyamment, vous voulez nous saper le moral ou quoi ? On est tous logés à la même enseigne, on ne nous a jamais caché la durée. »

Puis voyant l’expression renfrognée de ses compagnons de table, il ajouta :

« Moi je vous dis qu’on ne verra même pas le temps passer. Et quand nous reviendrons, nous serons des héros. À nous la belle vie !

— Oui, enfin ne t’emballe pas trop vite. On n’est pas encore revenus.

— Mais quelle bande de pisse-froid. »

Engilbert regarda pensivement son jeune frère tandis qu’il finissait sa bière d’une traite. À vingt-neuf ans, il semblait presque toujours aussi juvénile qu’à dix-neuf, malgré sa stature impressionnante et quelques cicatrices. Aujourd’hui encore, Engilbert ne parvenait pas à le considérer comme un adulte responsable et il savait qu’il avait tendance à trop lui faire la morale. Le petit garçon avait pourtant cédé la place depuis longtemps à un soldat réputé dont la bravoure sur les champs de bataille n’était plus à démontrer.

« Savez-vous de quoi sera composée notre unité ? » demanda Olinde aux deux frères.

Liétaud répondit pensivement en faisant glisser son doigt sur le rebord de sa pinte comme s’il s’agissait d’un verre en cristal dont il espérait tirer une note : « Non, à l’heure qu’il est, il est trop tôt pour le dire. Ce sera probablement un mélange entre cavalerie-méca et infanterie, mais comme ils ont cassé les troupes féodales, on ne peut pas savoir à l’avance où et avec qui on va tomber. »

Olinde hocha la tête pour signifier qu’il était parvenu à la même conclusion.

« Tout ce que j’espère, ajouta Liétaud avec un air gaillard, c’est que notre futur chef d’unité sera un castagneur !

— Il n’y a vraiment que ça qui t’intéresse, le sermonna son frère.

— En tout cas, reprit Olinde, je trouve ça stupide d’avoir ainsi brisé les troupes. Lorsque les hommes sont commandés par leurs seigneurs en personne, ils sont plus motivés et plus efficaces.

— Tu as raison », acquiesça Engilbert.

Il savait qu’on lui reprochait souvent de prendre ses interlocuteurs de haut, aussi essaya-t-il de ne pas se montrer trop doctoral.

« En fait, je pense que le Vatican a craint que les trop grandes disparités entre les armées des seigneurs ne fragilisent le subtil équilibre des influences nécessaire au bon déroulement d’une campagne telle que celle-ci. »

Olinde, bouche bée, regarda Liétaud qui soulevait un sourcil comme s’il essayait de décrypter la réponse de son frère, puis le vit s’écrouler en ronflant bruyamment, la tête sur l’épaule d’Engilbert. Dudon pouffa et Engilbert secoua la tête en se demandant pourquoi Dieu avait décidé de l’éprouver en lui envoyant un frère aussi idiot.

« Je comprends cette explication, fit Olinde. Cependant, nous savons tous que certains barons ont obtenu du pape des passe-droits leur permettant de conserver l’essentiel de leurs troupes sous leur propre commandement… »

À ce moment, une annonce générale résonna dans tout le port, prononcée par une voix féminine désincarnée : Régiment MI396, unités 70 à 79, embarquement immédiat au dock 708.

« C’est nous ça ! » s’exclama Dudon.

Liétaud fut debout en un clin d’œil.

« Enfin ! »

Les quatre hommes quittèrent la taverne puis se hâtèrent vers le quai désigné. Chargés de lourds paquetages, ils transpiraient abondamment en montant les volées de marches successives dans cette atmosphère surchauffée par la foule. Les soldats qui patientaient en encombrant les passerelles et les escaliers s’écartaient en maugréant à leur passage. Liétaud continuait néanmoins à arborer le grand sourire qui avait accueilli l’annonce de l’embarquement de leur unité. Il allait enfin voir ce fameux colosse de guerre, le navire de tous les superlatifs : le Saint-Michel. Et surtout, l’idée ne le quittait pas qu’une fois qu’il serait à bord, la croisade – l’aventure de sa vie – allait vraiment commencer.

Ils eurent quelques difficultés à se repérer dans le labyrinthe des passerelles d’embarquement, et durent par deux fois revenir sur leurs pas, au grand dam de Dudon qui soufflait bruyamment. Ces quelques erreurs les firent arriver avec plusieurs minutes de retard et la file des soldats à l’enregistrement devant la navette était déjà longue lorsqu’ils l’intégrèrent.

Le Véhicule de Transfert Orbital était une grande barge couleur gris sale pouvant embarquer cent vingt-huit soldats en plus du personnel naviguant. La carlingue, relativement simple, possédait un ventre bombé équipé de quatre répulseurs magnétiques qui servaient aux manœuvres au sol, et deux gros réacteurs pulsants à l’arrière permettant la mise en orbite proprement dite.

Les hommes passaient à l’enregistrement les uns après les autres, et la file avançait lentement. Située parmi les plus élevées, leur passerelle dominait les autres et Engilbert en profita pour observer les lieux avec intérêt. Un grand nombre d’autres VTO embarquaient leurs contingents dans cet embarcadère. La plupart des hommes semblaient joyeux et détendus, certains s’interpellant d’une file à l’autre ou adressant des signes à leurs familles venues les accompagner. Régulièrement, une épouse ou un fils franchissait les barrières de sécurité pour un dernier baiser à un mari ou à un père sous l’œil indulgent des gardes qui les faisaient ensuite gentiment rentrer dans le rang. Engilbert pensa que l’humeur légère de tous ces hommes donnait plus l’impression d’un départ en vacances qu’à la guerre.

En laissant errer son regard, il remarqua alors une file d’attente nettement moins animée que les autres. Le contraste était même saisissant. Là, les hommes, le regard sombre, traînaient les pieds en montant les rampes d’accès. Les familles venues leur dire au revoir montraient plus de désespoir que d’allégresse insouciante ; elles étaient d’ailleurs retenues par un cordon de sécurité ici totalement insensible aux débordements. Pour couronner le tout, les officiers d’orientation de cette file étaient tous ostensiblement armés.

La plupart des soldats ne prêtaient aucune attention à ce triste spectacle, mais Engilbert ne savait que trop bien de quoi il s’agissait. Ces hommes étaient des inermes, euphémisme utilisé pour désigner les enrôlés de force, réquisitionnés dans les couches pauvres de la population ou chez les étudiants, souvent antimilitaristes et peu prompts à s’engager volontairement. Ils servaient à exécuter les tâches que tout soldat qui se respecte aurait jugées indignes, ou au contraire à occuper des postes ultra-spécialisés, difficiles à pourvoir autrement.