La poussée maximale dura une dizaine de minutes puis les réacteurs furent coupés, laissant la navette continuer sur son élan. Liétaud sentit son corps se soulever légèrement dans le harnais de sécurité. Il ne put s’empêcher de pousser un cri d’amusement.
« Tu sens ça, frangin ? » fit-il en riant.
À entendre les exclamations de surprise dans la cabine, ses compagnons de vol expérimentaient eux aussi cette nouvelle sensation grisante : l’impesanteur. Mais l’attrait de la nouveauté ne dura que peu de temps ; un nouveau centre d’intérêt venait de faire son apparition à travers les hublots.
« Oui, je le sens, répondit finalement Engilbert. Néanmoins, il y a beaucoup plus intéressant là, dehors… »
Bien que Liétaud fut assis dos aux ouvertures, le visage de son frère, placé juste en face de lui, les yeux rivés sur l’extérieur, lui fit comprendre qu’il était en train de manquer le spectacle. Il se tordit le cou à la limite du torticolis pour voir enfin ce que tout le monde regardait.
D’abord, il ne discerna rien d’autre que l’espace piqueté d’étoiles, encore voilé par le puissant halo lumineux de la Terre qu’ils laissaient derrière eux. Déjà impressionné par ce spectacle, Liétaud sentit un frisson lui parcourir l’échine lorsqu’il remarqua une tache sombre qui grandissait rapidement jusqu’à se muer, sous ses yeux incrédules, en une véritable montagne, une sorte d’astéroïde artificiel fuselé et constellé d’une myriade de points lumineux. Cette montagne, c’était leur vaisseau.
« Par le Christ…, lâcha-t-il dans un souffle.
— C’est… stupéfiant », murmura Engilbert.
La trajectoire de la navette les amena à passer à proximité de l’avant du navire où ils purent contempler la figure de proue : une statue titanesque de l’archange St. Michel, chef des armées célestes brandissant un glaive vengeur. L’ange était si grand, si resplendissant, que tous restèrent muets de saisissement. Quelque part dans la cabine, un homme fut néanmoins capable de déclamer :
« À toi l’éclat de la splendeur, Sur ta beauté nul ne l’emporte, Trônant auprès du Créateur, Tu conduis la sainte cohorte : Tu régis les lointains soleils, Et les astres vermeils.[1] »
De part et d’autre de la proue, le nom du vaisseau s’étalait en lettres luminescentes, souligné de la devise que portaient tous les navires au service de l’Empire Chrétien Moderne : A.M.D.G. « Ad Majorem Dei Gloriam » – Pour la plus grande gloire de Dieu.
Le VTO vira ensuite de bord afin de suivre le flanc du bâtiment jusqu’aux baies de débarquement, offrant ainsi aux militaires éblouis un panoramique aux premières loges le long des deux kilomètres du colosse de métal.
Le Saint-Michel était environ trois fois plus long que large. La hauteur du fuselage, de section plus ou moins rectangulaire suivant les zones concernées, atteignait parfois quatre cents mètres. Cette dimension diminuait sur les deux extensions perpendiculaires, situées à l’arrière, qui comprenaient les ponts secondaires.
Dessous, la ligne épurée du navire perdait de sa simplicité là où les installations techniques des propulseurs et des générateurs de champ se dressaient. Liétaud se souvint d’avoir lu quelque part qu’ici se trouvaient les fameux moteurs Tunnel exploitant le principe d’exception de Rœmer, sortis douze ans plus tôt des bureaux d’études impériaux de Vilshofen, en Allemagne. Ces moteurs avaient été la pièce décisive dans le plan global de colonisation extrasolaire lancé par Urbain IX à la vingt-sixième année de son pontificat. Avant cette percée technologique spectaculaire, l’Office Pontifical des Sciences Astrales considérait la démarche comme utopique étant donné les distances interstellaires.
Sur le dessus du vaisseau, dix-huit dômes répartis sur deux rangées projetaient leurs ombres courbes le long des ponts principaux. Liétaud savait que la plupart d’entre eux étaient destinés à l’entraînement des troupes. Il estima que les plus grands devaient mesurer environ six cents mètres à leur base. D’autres, plus petits, se trouvaient à l’intérieur même du bâtiment.
Toutefois, la superstructure la plus stupéfiante pour celui qui voyait le navire pour la première fois était sans aucun doute la volée d’arches gravitationnelles. Cette partie du Saint-Michel, semblable aux contreforts gothiques d’une cathédrale que l’on aurait étirés par-dessus le vaisseau, servait à relayer l’énorme champ gravitationnel produit par les générateurs en soute. En rotation autour du bâtiment à plus de cent dix mille tours par seconde, celui-ci permettait de maintenir à l’intérieur une gravité comparable à celle de la Terre.
L’extérieur du vaisseau était encore soumis à de nombreux travaux et ajustages de dernière minute par des ouvriers en combinaison spatiale, et des dizaines de transporteurs constituaient une interminable chaîne pour finir de ravitailler le navire. L’ensemble, si calme et achevé vu de loin, faisait penser de près à une fourmilière biomécanique aux dimensions extravagantes. Engilbert, toujours sous le coup de l’émotion, récita pour lui-même un Notre Père. Dans la cabine, certains soldats manifestèrent leur enthousiasme de façon plus sonore en poussant quelques vivats ou en applaudissant.
Ce fut alors que la navette pénétra dans le champ gravitationnel du navire et tous se turent aussitôt, surpris par le retour de leur propre poids. Les petits objets qui s’étaient mis à flotter à l’extinction des réacteurs retombèrent au sol en même temps. À l’extérieur, la pénétration du champ généra une onde blanche légèrement lumineuse qui se propagea dans toutes les directions autour du vaisseau pour aller mourir quelques centaines de mètres plus loin, comme des rides à la surface de l’eau. Le phénomène était magnifique à observer depuis le Saint-Michel, mais totalement invisible pour les occupants du VTO.
Ce dernier décrivit ensuite un long arc de cercle pour se mettre dans l’axe d’une des gigantesques baies d’accostage d’où entraient et sortaient une multitude de vaisseaux. Puis, après avoir traversé les huit couches du champ tramé permettant au port intérieur de rester isolé du vacuum spatial, la navette réactiva ses répulseurs et vint se ranger devant l’une des baies de débarquement.
Tous les hommes descendirent en quelques minutes et le déchargement des soutes commença. Liétaud et Engilbert n’en finissaient pas d’admirer les lieux. La démesure du port interne du Saint-Michel n’avait en effet rien à envier à celle de Nahor. Engilbert s’amusa de voir son frère demeurer bouche bée, les yeux écarquillés.
« C’est bien la première fois que je te vois admirer quelque chose sans me casser les oreilles avec des exclamations bruyantes.
— C’est tellement… incroyable. Je m’en serais voulu toute ma vie si j’avais raté ça. »
Dudon et Olinde les rejoignirent, portant leurs paquetages récupérés aux soutes.
« Je vous conseille de vous presser pour aller chercher vos affaires les gars, dit Olinde. Le sergent de la fourrière n’a pas l’air commode.
— Entendu, on y va », répondit Engilbert.
Il s’apprêta alors à entrer dans la file des soldats qui faisaient la queue, mais Liétaud le retint par le bras.
« Regarde là-bas », lui dit-il en montrant du doigt la passerelle d’à côté où une navette venait d’apponter.