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Les hommes étaient en train de descendre, arborant tous la même stupéfaction sur le visage tandis qu’ils découvraient les lieux. Tous, sauf un.

« Dis-moi, ce chrétien là-bas, il ne te rappelle pas quelqu’un ? »

Plissant les yeux, Engilbert scruta le pont d’en face dans la direction indiquée par son frère. Un homme qui descendait du VTO arborait une expression qui tranchait sur celle des autres. Son visage calme n’exprimait pas ce saisissement visible sur toutes les faces environnantes. Puissamment bâti, il était presque aussi grand que Liétaud, mais paraissait nettement moins agité. Il avait les cheveux bruns sobrement attachés derrière la tête et les yeux tout aussi sombres ; l’arête de son nez était dans l’exact prolongement de son front sans le petit décrochement habituel. Cette particularité lui donnait un peu un air de sculpture classique.

À l’inverse des autres, il ne se précipitait pas pour récupérer ses affaires, faisant la queue le regard perdu dans le lointain, impassible.

« Ne serait-ce pas ce fameux Tancrède de Machinchose ? » s’interrogea Liétaud.

Engilbert fouilla dans sa mémoire et parvint à se rappeler une image fugace entrevue sur une plaque ou dans un journal. Mais Olinde se souvint du nom avant lui.

« Tarente. C’est Tancrède de Tarente.

— Oui, c’est ça, s’exclama Liétaud soudain joyeux. C’est lui ! Nous allons donc servir dans la même unité que Tancrède de Tarente. Bon sang, ça, c’est vraiment un sacré coup de bol !

— Tarente, qui c’est celui-là ? » demanda Dudon, intrigué par l’excitation de Liétaud.

Ce dernier s’esclaffa en donnant une vigoureuse claque sur l’épaule de la jeune recrue. « Il ne connaît pas Tancrède de Tarente ! Mon pauvre ami. C’est une légende des champs de bataille. Le lieutenant le plus décoré de toutes les armées chrétiennes. Une bête de guerre que l’on cite dans toutes les écoles militaires… sauf dans la tienne visiblement.

— Ne fais pas attention, lâcha Engilbert. Comme d’habitude, il en fait des tonnes. Moi non plus je n’ai jamais entendu parler de cet homme. Je suis sûr que seuls ceux qui se passionnent pour le classement Guerrier-élite doivent le connaître.

— Il m’a l’air bien calme pour un fou de guerre, renchérit Dudon en faisant la moue.

— Je crois que c’est l’un des rares Méta-guerriers de la flotte, fit Olinde.

— Méta-guerrier ? interrogea encore Dudon. Ça fait partie du classement interarmes ? C’est ça ?

— Mais d’où sors-tu l’ami ? » s’étonna Liétaud qui ne concevait pas que quelqu’un puisse ignorer ce genre de choses.

Engilbert fronça les sourcils en voyant son frère prendre de haut ce jeune homme fraîchement engagé dans l’armée.

« Liétaud, ne sois pas condescendant, le tança-t-il.

— C’est vrai, reprit ce dernier un peu gêné, excuse-moi Dudon. Je t’explique : c’est ce qu’on appelle la hiérarchie Guerrier-élite. Quand tu atteins un certain statut militaire, tu deviens un guerrier d’élite de première classe. Suivent ensuite trois autres classes de plus en plus difficiles à passer. Méta-guerrier est le nom que l’on donne à ceux qui atteignent la Classe 4.

— Et toi, tu es classé comment ? »

Fier de lui, Liétaud essaya de prendre un air désinvolte – sans y parvenir – pour répondre : « Moi, mon gars, je viens de passer Classe 3, c’est-à-dire Super-guerrier.

— Donc moi, je suis un classe zéro si je comprends bien, répliqua Dudon avec une grimace.

— Non, malheureux ! le reprit Olinde en riant. Classe zéro, c’est une insulte ! C’est comme ça qu’on appelle les bouseux qui ne sont pas vraiment d’accord pour faire la guerre et qu’pn est obligé de pousser un peu au cul. On les a portés volontaires en quelque sorte. Après tout, il ne peut pas y avoir que des soldats sur un front, faut aussi des péquins pour s’occuper des basses besognes ! Ce sont les inermes, les classe zéro. »

Pendant une seconde, Engilbert eut envie de lui répondre que s’il avait eu la malchance de naître dans une famille de paysans ou d’ouvriers, et que l’on était venu le chercher un bon matin dans ses foyers pour être envoyé manu militari directement sur un front à risquer sa vie sans même recevoir de solde, il serait peut-être moins convaincu du bien-fondé de la chose. Voir ces enrôlés de force à Nahor l’avait mis mal à l’aise, toutefois, se battre contre ce genre d’idées dans l’armée revenait à essayer de lutter contre le vent armé d’une épée.

« Quoi qu’il en soit, reprit Liétaud, avoir Tancrède de Tarente dans notre unité, ça va certainement faire du spectacle sur le terrain.

— D’ailleurs, dit Dudon, s’il est vraiment aussi réputé que tu le dis, il sera probablement désigné comme l’officier opérationnel de l’unité. Donc, on l’aura comme chef.

— Ouais, enfin pour moi, ce n’est jamais qu’un pistonné, intervint Olinde. Son oncle, Bohémond de Tarente est membre du Conseil de Guerre de la croisade. Du coup, c’est moins difficile de devenir chef d’une unité. »

Liétaud demeura pensif un instant à cette remarque.

« Ah tiens ? C’est un pistonné… » dit-il en se frottant le menton bleui par une barbe de vingt-quatre heures, les yeux toujours fixés sur le fameux lieutenant qui attendait son tour sur la passerelle d’en face.

C’est alors qu’un officier d’orientation de mécante humeur interrompit leur conversation en leur ordonnant de récupérer leurs paquetages et de se magner le train vers leurs quartiers.

H – 25 h 24

« Je procède à notre identification afin d’obtenir l’autorisation d’apponter, Monseigneur », fit le pilote sans se retourner.

À quelques mètres derrière celui-ci, seul à bord du VTO réservé aux barons, Godefroy de Bouillon acquiesça d’un simple hochement de tête, trop absorbé par ce qu’il voyait à travers le hublot pour répondre. Comme tout le monde, il était stupéfié par le Saint-Michel. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il le voyait puisqu’en deux ans, il avait déjà eu l’occasion d’y faire trois visites. Mais à chaque fois, l’émerveillement restait intact.

Lorsqu’Urbain IX avait lancé son appel à la croisade le 18 mars 2202, il s’était trouvé parmi les premiers à y répondre. Jouissant d’une réputation de chef militaire accompli et intègre, le pape l’avait naturellement choisi pour en être l’un des dirigeants.

« Navette prioritaire J38, récita le pilote d’une voix neutre. Codes d’identification 544-344-L, codes de sécurité epsilon-kappa-tau-sigma-alpha. Je transmets les cryptocodes sur le port réservé. »

Godefroy avait vu le jour en pays wallon, dans les ruines de la grande confédération européenne, un siècle presque jour pour jour après la Guerre d’Une Heure. Âgé de six ans lorsque la monarchie avait été restaurée, il n’avait connu que la fin du Grand Chaos qui avait succédé à la guerre, et avait été élevé dans le respect des règles féodales. Dès le début de sa carrière de soldat, il avait su se tailler une solide réputation de guerrier ne reculant devant aucun combat, toutefois ce ne fut que plus tard que se révéla cette image de chevalier aux qualités morales irréprochables que toute la chrétienté avait de lui.

« Les codes d’identification ont été acceptés, Monseigneur. Nous allons passer les champs de force. »

S’arrachant au spectacle du navire titanesque, Godefroy se redressa dans son fauteuil et remit un peu d’ordre dans sa tenue.

Désormais dans la force de l’âge, le cheveu ras, une longue barbe d’un blond éclatant lui auréolant le visage, il exerçait une puissante fascination sur tous ceux qu’il côtoyait. S’il était à peine plus grand que la moyenne, la tranquille assurance qui se lisait dans le bleu de ses yeux nordiques impressionnait même les plus imposants de ses interlocuteurs.