Godefroy écarta les bras dans un geste d’incompréhension : « Je ne comprends toujours pas comment le pape a pu se laisser convaincre d’accepter un homme tel que lui dans nos rangs.
— Même Urbain ne pouvait se permettre de refuser l’appoint d’un contingent si important dans son armée.
— Il y a six mois encore, il était question de l’excommunier en raison des exactions qu’il a commises et commet encore sur ses terres !
— Certes, mais vous savez comme moi que les considérations politiques l’emportent souvent sur les questions morales.
— Je le sais, et je ne m’y ferai jamais. D’autant que cet homme a la fâcheuse habitude de rallier la plupart de ceux qui l’entourent à sa néfaste cause. Je suis certain qu’à la fin du voyage, nous nous retrouverons avec deux fois plus d’ultras parmi nous que nous n’en aurions eu sans lui.
— Espérons que l’avenir vous donnera tort. À nous de nous montrer plus convaincants que lui. »
Godefroy avait l’air sceptique.
« Il aurait été préférable pour cette croisade qu’il n’y participât point. Dieu, dans son infinie sagesse, devrait peut-être lui envoyer un incident de dernière minute véritablement fâcheux pour empêcher sa navette de décoller. »
Hugues se força à rire, mais le cœur n’y était pas. Lui aussi aurait assurément préféré que cet homme n’embarque pas sur son navire.
Les hommes de la 78e unité mixte Infanterie/Cavalerie arrivèrent à leurs quartiers dans une certaine agitation. À leur décharge, la plupart d’entre eux avaient passé une bonne vingtaine d’heures à attendre l’embarquement à Nahor, et l’excitation ressentie à l’approche du Saint-Michel n’avait évacué qu’une partie de la fatigue nerveuse accumulée. Aussi prirent-ils bruyamment possession des lieux, un peu comme une bande de gamins découvrant le dortoir de leur internat.
La cabine collective n°48-57 comprenait quarante couchettes. Un peu plus de la moitié de l’unité logerait donc ici. La forme générale de la pièce s’inscrivait dans un hexagone, dont cinq des côtés étaient occupés par des séries de huit couchettes. Ces dernières étaient intégrées dans des alvéoles aménagées à même la paroi et réparties en rangées de quatre sur deux de haut. Sur le dernier mur de la cabine s’ouvrait la porte d’accès qui débouchait dans la coursive de circulation entre les autres cabines collectives du secteur, elles-mêmes réparties autour d’un grand hexagone général.
Le mobilier de la salle était réduit au minimum, tout au plus trouvait-on quelques tables et chaises au centre. Les alvéoles des couchettes, en revanche, avaient été pourvues d’un grand nombre d’équipements. Notamment une plaque individuelle pour le circuit vidéo interne – l’Intra – et des capteurs médicaux intégrés à la couche elle-même, permettant de surveiller l’état de santé de l’occupant chaque nuit. Outre ces systèmes classiques, chaque alvéole pouvait s’isoler du reste du vaisseau, soit par une paroi qui se déployait automatiquement en cas de dépressurisation accidentelle, soit par un champ tramé individuel destiné à assurer la survie de l’occupant lors des phases d’accélération et de décélération du voyage.
Le Saint-Michel était en effet censé prendre l’essentiel de son élan au moment du départ puis, à l’inverse, freiner brutalement quelques jours avant l’arrivée. Ces deux phases seraient létales pour l’équipage s’il n’était protégé par les champs tramés. Mais avant tout, cet équipement lourd avait été installé dans chaque alvéole pour la longue période de sommeil stasique qui devait constituer la plus grande part du voyage.
Les frères Tournai cherchèrent leur numéro de couchette puis commencèrent à déballer leurs affaires. Dudon et Olinde, logés dans la même cabine, faisaient déjà connaissance avec leurs voisins. Dans l’atmosphère agitée des hommes parlant fort et riant de même, l’entrée de Tancrède de Tarente passa inaperçue. Il s’arrêta devant sa couchette, y jeta son paquetage et commença, comme les autres, à le transférer dans l’armoire.
C’est alors que Liétaud le remarqua. Engilbert leva la tête et vit son frère fixer le fameux lieutenant en se frottant à nouveau le menton entre le pouce et l’index. Engilbert, qui ne connaissait que trop bien Liétaud, sut qu’il préparait un mauvais coup. Il ouvrit la bouche, mais le jeune homme se dirigeait déjà vers Tancrède de Tarente d’un pas décidé. Liétaud se campa derrière l’officier et, les bras croisés, lança d’une voix forte : « C’est toi Tancrède de Tarente ? »
Tout le monde se tut dans la salle. On eût dit que la température venait soudainement de chuter de plusieurs degrés. L’interpellé se retourna avec lenteur et dévisagea Liétaud. Il était un peu moins grand que lui, mais sa stature n’en était pas moins impressionnante.
Le visage de Tancrède n’exprimait aucun sentiment et Liétaud affichait un sourire plein d’assurance. Le lieutenant répondit d’une voix calme.
« Et toi, qui es-tu ? »
Liétaud reprit aussitôt sans s’occuper de sa question.
« Il paraît que tu es une vraie terreur. »
Tancrède laissa passer un silence.
« Visiblement, je ne te terrorise pas.
— Moi je pense que tu n’es qu’un pistonné. C’est sûrement grâce à Bohémond de Tarente si tu es officier ! »
Engilbert poussa un soupir de lassitude. Son frère était un habitué de l’esclandre et il trouvait cela désespérant. Tancrède de Tarente répondit sur un ton toujours aussi neutre.
« Tu es libre de penser ce que tu veux tant que l’unité n’est pas officiellement formée.
— Tu peux faire le malin, mais jamais un foutu fils à papa ne me commandera ! »
Tancrède eut alors une expression qui semblait vouloir dire qu’il ne trouvait pas le moindre intérêt à cette conversation. Engilbert songea que le sang-froid de cet homme était remarquable tant il savait à quel point son frère pouvait être irritant lorsqu’il se comportait ainsi. Le lieutenant soutint un instant encore le regard du géant rouquin, puis se retourna afin de continuer à ranger ses affaires.
Liétaud fit alors un pas en avant et lui posa la main sur l’épaule pour le forcer à se retourner. En un éclair, Tancrède lui saisit le poignet, pivota autour de son corps avec souplesse, et se retrouva derrière lui. Là, d’une simple torsion du coude, il le plaqua contre la paroi sans effort apparent. Liétaud poussa un cri de surprise et essaya de se dégager, mais la prise de son adversaire était un étau. Il sentait avec une grande acuité que s’il essayait de bouger, c’était son coude qui céderait le premier.
« À son oncle, articula lentement Tancrède. Tu dois dire : fils à son oncle, car Bohémond de Hauteville, prince de Tarente, est mon oncle et c’est en son honneur que je me fais appeler ainsi. Mon père s’appelle Eudes Bonmarchis et ne fait même pas partie de l’armée. »
Il relâcha alors la pression qu’il exerçait sur le bras du jeune homme.
Ce dernier se retourna d’un bond et les deux hommes se firent face. Dans la salle, le silence pesait des tonnes. Liétaud avait le rouge au front et se tenait dans la position d’un homme prêt au combat. Il resta immobile, le corps rigide, quelques instants, puis sembla se détendre. Il se redressa et, aussi soudainement qu’il s’était mis en colère, éclata de rire. Un rire franc et sincère.
« Fils à son oncle ! Elle est bien bonne celle-là ! » Il donna une tape amicale sur l’épaule de Tancrède. « Tu ne manques pas d’humour, chrétien. C’est bien, ça veut dire qu’on ne va pas s’ennuyer avec toi. »