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Tandis que le 4e détachement de reconnaissance et de sécurisation entrait dans le camp, le tumulte qui régnait jusqu’alors s’évanouit d’un coup. Au lieu des soldats endurcis qui composaient habituellement ce genre d’unité, on ne vit que des hommes blessés et hagards, l’ombre de guerriers. Ils boitaient et se soutenaient les uns les autres, les plaques de blindage de leurs Weiner-Nikov étaient brisées, les casques avaient été fracassés, des traces de sang et de sable mêlés les maculaient ; certains, épuisés ou trop gravement touchés, s’effondrèrent dès la porte franchie, gémissant de douleur ou pleurant. Sur la trentaine d’hommes qui composaient une unité R/S standard, seuls huit étaient revenus.

L’excitation générale venait de se volatiliser, laissant place à un silence de mort. Une affreuse consternation se lisait sur tous les visages. Des médics arrivèrent en bousculant les gens qui ne s’écartaient pas assez vite puis commencèrent à s’occuper des blessés les plus atteints. L’un des rescapés se mit alors à raconter ce qu’ils avaient vu. Sa voix chevrotante et ses yeux affolés en disaient long sur la peur qu’il avait dû éprouver.

« On n’a rien vu venir ! Rien ! Que dalle ! Des hordes de monstres nous sont tombées dessus d’on ne sait où. Ils étaient grands et terrifiants, de vrais démons ! À moins de leur foutre en pleine poire, les décharges T-farad les ralentissaient à peine. Bon Dieu, on avait beau canarder comme des dingues, ils avançaient toujours, quitte à marcher sur leurs morts ! Leurs griffes entamaient le semtac comme si ce n’était rien de plus que du carton ! (Il montrait son propre exosquelette où de longues éraflures parallèles appuyaient ses propos.) Il y en avait même qui volaient ! Pourquoi personne ne nous a jamais dit que certains pouvaient voler, bordel ? On se serait méfié. Si on ne s’était pas replié fissa, on y serait resté comme les autres ! Et ces enfoirés d’intercepteurs qui n’ont pas fait leur boulot, ils auraient dû les repérer, non ? Ces salauds, le cul bien au chaud dans leurs cockpits, ils s’en foutent pas mal des troufions qui sont au contact ! Mais bon Dieu, avec tout l’attirail technologique dont on dispose, comment est-ce possible qu’on n’ait rien vu venir, rien repéré ? »

Soudain, une quinzaine de policiers militaires firent irruption et formèrent un cordon autour des rescapés. L’un des policiers s’approcha de celui qui parlait et lui murmura quelque chose à l’oreille. L’homme s’interrompit aussitôt. Les autres ordonnèrent à la foule de se disperser. Les gens étaient si frappés par ce qu’ils venaient d’entendre que personne ne songea à protester.

Tandis qu’ils revenaient vers la salle d’information, les hommes de la 78 ne faisaient pas exception à la règle. Leurs mines désemparées traduisaient le trouble que cette scène venait de jeter dans leurs esprits. Tous étaient si sûrs de la supériorité des Croisés que ce revers, pourtant mineur, sonnait presque comme une défaite. Dudon, Olinde et Liétaud échafaudaient toutes sortes d’hypothèses pour expliquer un tel fiasco, et surtout, essayaient de comprendre comment les multiples moyens de détection des exosquelettes de guerre avaient pu être déjoués par les Atas. Devant cette soudaine poussée de pessimisme, Tancrède tenta de rassurer un peu ses hommes :

« Allons les gars, ne dramatisez pas. Ces Atamides ne doivent pas être si invincibles que cela, sinon il n’y aurait eu aucun survivant. »

Lorsque, le soir même, Tancrède retrouva Clorinde dans une taverne, toute l’armée croisée ne parlait que du contact. Il lui raconta la scène du retour du détachement R/S, à laquelle elle n’avait pas assisté, en évitant d’insister sur la terreur très communicative du rescapé.

« Personnellement, finit par dire la jeune femme, contrairement à l’opinion répandue, je n’ai jamais pensé que ces créatures seraient si faciles à battre. Sans quoi les trois commandos I qui escortaient la première mission n’auraient pas été massacrés, et l’état-major n’aurait pas jugé indispensable d’envoyer un tel contingent pour la croisade. »

Si le second argument ne parut pas extrêmement pertinent à Tancrède, il partageait néanmoins cet avis. Depuis le retour fracassant des éclaireurs, il avait plusieurs fois songé à Albéric. Avait-il survécu depuis son évasion spectaculaire ? Si tel était le cas, comment lui et ses complices parvenaient-ils à subsister en plein territoire hostile, où ils risquaient constamment de croiser de tels monstres ?

« Tu penses beaucoup à l’opération de demain, n’est-ce pas ? lui demanda Clorinde, interprétant mal son silence.

— Oui… répondit Tancrède, jugeant préférable de ne pas avouer ce qui occupait son esprit. Ce sera un moment délicat, les combattants vont se jauger pour la première fois. J’aurais d’ailleurs préféré que le contact de ce matin marque moins les esprits.

— Sur Terre, je n’ai participé qu’à des conflits mineurs, reprit la jeune femme. Demain, pour moi, ce sera la première bataille d’importance. » Elle hésita, rougissant un peu. « Je dois confesser que j’ai un peu… d’appréhension. »

Prenant soudain conscience de l’inquiétude de la femme qu’il aimait, Tancrède prit ses mains dans les siennes : « Mon amour, il n’y a rien de plus normal. C’est un sentiment parfaitement naturel, même chez un soldat. Il te fera certes commettre des erreurs, mais le plus souvent, il te permettra de rester en vie ! »

Même s’il ne ressentait que très rarement cette anxiété avant un combat, Tancrède savait que, demain, il ne pourrait éprouver le même détachement que d’habitude. Demain, il aurait peur pour elle. La crainte qu’il lui arrive quelque chose au cours de la bataille lui avait étreint le cœur toute la journée. Il savait très bien que, même s’il le lui demandait, jamais elle ne renoncerait à monter au front. La raison d’être d’une guerrière, c’était le combat. Lui demander de rester en arrière n’aurait aucun sens. Désormais, il comprenait ce qu’endurait sa famille à chaque nouvelle campagne.

Remarquant qu’une fois encore il était perdu dans ses pensées, Clorinde lui dit d’une voix douce :

« Tu as peur pour moi, bien sûr. Parce que s’il m’arrive malheur demain, notre amour sera perdu pour toujours, rien n’en subsistera… »

Elle avait touché juste. C’était en effet une question à laquelle Tancrède avait beaucoup réfléchi et, de toute évidence, il en était de même pour la belle Italienne. Jusqu’à maintenant, bien que contraints à la discrétion, ils avaient pu vivre pleinement leur amour, même s’il était souvent agaçant de devoir dissimuler quelque chose d’aussi beau. Toutefois, si par malheur l’un d’eux mourait demain, alors cet amour s’éteindrait avec lui.

Si cela n’avait tenu qu’à lui, Tancrède aurait fait sa demande depuis longtemps. Sur une planète inconnue, à quatre années-lumière de la Terre, les conventions sociales de la noblesse, qui imposaient de faire la cour pendant plusieurs mois, paraissaient vides de sens. Quelques jours plus tôt, lors d’une séance tachy, il avait demandé conseil à ses parents. Son père s’était montré réticent à l’idée qu’il épouse une femme sans dot et en dessous de son rang. Sa mère, elle, s’était montrée beaucoup mieux disposée, visiblement attendrie par les sentiments qu’elle devinait chez son fils.

Jusqu’à présent, il n’avait encore jamais abordé ce sujet avec la principale intéressée elle-même, n’arrivant pas à déterminer si elle souhaitait qu’il se déclare pendant la croisade ou si elle préférait attendre leur retour sur Terre. Mais là, l’imminence du début des combats avait visiblement provoqué chez elle les mêmes inquiétudes que chez lui.