Aussitôt, la jeune femme comprit qu’aux yeux de Tancrède, elle venait de dépasser les bornes. Le Normand avait les idées larges et traitait les inermes comme des égaux. Clorinde n’approuvait pas cette attitude. Selon elle, le système hiérarchique de l’aristocratie était l’un des fondements de la société. Cela ne lui serait jamais venu à l’idée de dire merci à un domestique, par exemple. Néanmoins, connaissant le point de vue de Tancrède sur ces questions, elle savait qu’elle aurait simplement dû congédier l’inerme plutôt que d’en faire le bouc émissaire de ses ennuis.
« La peste soit de Villeneuve-Cassaignes ! » gronda-t-elle.
Si cet imbécile de commandant en chef ne dédaignait pas tant les Amazones, cet incident aurait pu être évité. Au lieu de ça, elle s’était montrée blessante et sa colère l’avait empêchée de rappeler son prétendant au moment où il partait. Sa colère… ou son orgueil ?
Des bêtes sauvages ne se donneraient pas la peine de bâtir de telles cités, avait-il dit.
« Et pourquoi pas, parbleu ! s’exclama-t-elle sans se rendre compte qu’elle pensait à voix haute. Je suis peut-être orgueilleuse, mais il est exaspérant à la fin ! Pourquoi persiste-t-il à entretenir des idées aussi néfastes ? »
Contrairement à certains courants intellectuels européens, Clorinde n’éprouvait que du mépris pour les autres cultures que la sienne. La seule civilisation qui trouvait grâce à ses yeux était l’Occident et tout ce qui n’en était pas issu la dégoûtait. Elle en voulait à Tancrède de ne pas comprendre à quel point cela la touchait, même si elle savait que le malheureux ne pouvait connaître la raison de cette aversion, la blessure profonde qui la tourmentait depuis toujours.
Il ne pouvait en être autrement puisqu’elle ne lui en avait jamais parlé. Lui inspirer de la pitié aurait été insupportable. D’ailleurs, exception faite de son tuteur, qui savait tout de sa vie, elle n’en avait jamais parlé avec quiconque, rongée de honte et de culpabilité, alors qu’elle n’était pourtant que la victime d’une horrible tragédie.
Trop de choses dans ce monde étranger peuplé de brutes sauvages lui rappelaient l’Afrique de son enfance, trop de ressemblances avec le Nigeria où sa famille s’était installée lorsqu’elle avait à peine sept ans.
En 2181, les nuages radioactifs venus du Moyen-Orient vitrifié avaient lentement dérivé jusqu’en Éthiopie, contraignant les derniers habitants à fuir le pays. Le père de Clorinde, diplomate du Vatican à Addis-Abeba, avait alors été nommé à l’ambassade du Nigeria et toute la famille Severo était partie s’installer dans le golfe de Guinée.
Là-bas, la rébellion contre le Dominium Mundi était l’une des plus féroces au monde. Toute la famille fut contrainte de vivre cloîtrée dans une ambassade transformée en forteresse, sous la menace permanente d’une attaque. Alors qu’elle avait passé les premières années de sa vie dans une relative insouciance, menant l’existence heureuse de n’importe quel enfant, Clorinde entama une vie de prisonnière dans sa propre maison, avec la conscience aiguë d’être une étrangère en pays ennemi.
L’inéluctable drame se produisit une nuit de février 2183. Une offensive rebelle mieux coordonnée que d’habitude parvint à briser le blocus du quartier européen. Des hordes d’insurgés déferlèrent dans les demeures des hauts fonctionnaires et des nobles pour semer la mort et la destruction. Toute la famille Severo fut massacrée et Clorinde ne dut sa survie qu’à la précipitation des rebelles qui ne prenaient pas la peine de s’assurer que leurs victimes avaient réellement trépassé. La petite fille d’à peine neuf ans resta deux jours entiers, prostrée au milieu des cadavres de ses parents et de ses deux frères, une plaie béante au côté, avant que des secours n’arrivent.
Là-bas aussi, on aurait pu dire que les maisons étaient belles ou que la culture locale était formidable et qu’il fallait la préserver. Cela n’avait pourtant pas empêché ces sauvages sanguinaires de faire ce qu’ils avaient fait. Cela n’avait pas évité à sa famille de connaître un sort atroce alors qu’ils venaient apporter le salut du Dominium Mundi dans ces contrées lointaines.
Non, décidément, Clorinde ne voyait pas en quoi le monde sur lequel ils se battaient aujourd’hui valait mieux que celui des monstres qui avaient brisé sa vie. Ceux qui s’opposaient à l’ECM ne méritaient qu’un tapis de bombes !
Porté par les parois de pierre, le vacarme des marteaux piqueurs résonnait si fort dans les cavernes de notre refuge qu’une migraine lancinante ne tarda pas à me vriller les tempes.
Notre seule source d’eau était un mince filet humide coulant tout au fond des grottes. Des sondages nous avaient appris que le débit pouvait s’accroître dans des proportions importantes en élargissant la faille. Comme le remplissage d’un simple seau prenait jusqu’à maintenant une bonne demi-heure, l’idée avait aussitôt été mise à exécution. Toutefois, la tâche avait beau être indispensable, le bruit des burins mécaniques m’avait instantanément mis les nerfs à fleur de peau.
Le réseau de cavernes sur lequel nous avions jeté notre dévolu s’enfonçait horizontalement dans des collines rocailleuses. C’était une succession de salles relativement vastes, reliées entre elles par des conduits lisses et réguliers, creusés par d’antiques torrents, aujourd’hui disparus. Cette profusion de cavités nous avait permis de nous installer ici presque comme dans un véritable bâtiment avec des dortoirs, des cuisines, des salles communes ou encore, des entrepôts. A de nombreux endroits, la lumière du jour descendait même jusqu’à nous par de larges ouvertures dans les plafonds (que nous prîmes tout de même la peine de dissimuler sous de grands filets de camouflage) qui remontaient jusqu’aux empilements de rocs recouvrant les collines. L’endroit était frais, et même légèrement humide, ce qui, sur cette planète, représentait un luxe enviable. Je ne me serais pas risqué à parier que les soldats disposaient de davantage de confort dans leurs baraquements de la Nouvelle-Jérusalem.
Une salle plus grande que les autres faisait office de centre de travail et nous y avions installé tout ce que notre stock comptait de matériel électronique et informatique. La quasi-totalité des mutins était des ingénieurs et aucun d’eux n’était prêt à vivre comme des Robinson. Pas question de passer notre temps à tailler la pierre ou à élever des constructions de bois à la sueur de notre front tels des naufragés de roman. Non. À peine étions-nous arrivés que consoles et écrans étaient déballés, que des centaines de mètres de câble étaient déroulés, que les piles alvéolaires étaient mises en service dans une caverne à l’écart. En moins de six heures, la salle centrale s’était transformée en une véritable station informatique de terrain, connectée dans la plus parfaite discrétion au réseau de communication de l’armée croisée, grâce aux fréquences que nous avions pris la peine de nous réserver en les supprimant des registres officiels, quelques semaines plus tôt.
Un authentique pupitre, similaire à ceux du Nod2, trônait en bonne place, au centre de la salle, permettant d’effectuer tous les types d’opérations que nos éventuels programmes pirates réclameraient, à cette différence près que d’ici, il était impossible de s’interfacer au bioStruct par liaison neuronale. Il fallait se contenter d’une simple visualisation écran. La préhistoire, quoi.
Connectés en étoile, une dizaine de postes de travail classiques étaient disposés en cercle autour du pupitre, épousant en cela la forme circulaire de la salle que nous avions déjà pris l’habitude de désigner comme « le Chaudron ». C’était certes moins élégant que « le Diamant » du Saint-Michel, mais cela avait au moins le mérite de coller à la réalité du lieu.