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Assis à l’un de ces postes, je tentais depuis quelques heures déjà de me concentrer sur un programme particulièrement ardu auquel je m’étais attelé dès notre arrivée ici. Une sorte de super-hack dont nous avions discuté – sans grande conviction, je dois l’avouer – avec Clotilde, censé exploiter une hypothétique faille du système de sécurité militaire afin de pénétrer directement au cœur du flux d’information du pupitre de l’état-major. En termes simples : pirater la Tour de contrôle. Les répercussions pouvaient être énormes. En théorie, nous aurions pu littéralement prendre les commandes de n’importe quel engin de l’armée. C’était très ambitieux. Trop ambitieux. Je le savais, mais je m’obstinais tout de même. Il fallait que je m’occupe l’esprit. Plus de trente-cinq jours que nous avions débarqué, et donc par voie de conséquence, plus d’un mois que je ne m’étais pas connecté au Nod2. La fébrilité que je ressentais en permanence n’était pas due qu’à l’angoisse d’être pris, c’était tout simplement le manque.

L’intense proximité que j’avais eue pendant des mois avec le Nod2, à bord du Saint-Michel, m’avait rendu dépendant. Il ne me semblait pas avoir déjà entendu parler d’un pupitreur accro à son bioStruct et pourtant, il fallait bien se rendre à l’évidence. De peur de paraître ridicule, je n’en avais pas parlé avec les autres bio-informaticiens du groupe, ni même avec Pascal. Aucun d’eux ne semblait être en proie à ce mal. Peut-être les symptômes s’atténueraient-ils avec le temps ? Pour le moment, le seul dérivatif que j’avais trouvé consistait à m’abrutir devant ce hack voué à l’échec.

Et là, ce foutu marteau piqueur qui suppliciait nos tympans m’en empêchait.

Brusquement, il cessa.

Quelques minutes plus tard, alors que je commençais à peine à retrouver ma concentration, l’un des ouvriers improvisés entra dans le Chaudron et vint jusqu’à moi.

« Commandant ? me dit-il. Nous avons terminé, si vous voulez venir voir. »

Commandant.

Je pense qu’il est nécessaire de fournir une petite explication.

Une opération telle que notre désertion n’avait rien d’une excursion de quelques semaines pour aristocrates désœuvrés. Nous nous étions établis au cœur de ces cavernes dans la perspective d’y rester longtemps. D’ailleurs, l’équipement et les vivres détournés nous permettraient de tenir vraiment longtemps. Suffisamment, espérai-je, pour échafauder un plan de fuite plus élaboré que de simplement échapper aux représailles immédiates. Qui sait, peut-être même finirions-nous par aller nous installer à l’autre bout de cette planète pour y fonder une colonie ? Chaque fois que j’imaginais un destin de ce genre à notre entreprise, je ne pouvais retenir un rire nerveux.

Bref, en attendant que nous fondions un nouveau Pitcairn, nous devions simplement survivre. Pour cela, nous avions convenu à l’avance que notre organisation ne devait souffrir aucun défaut. L’un de nous avait suggéré que nous nous inspirions des différents modèles de guérilla qui, au cours de l’Histoire, avaient démontré leur efficacité et, à mon grand étonnement, cette suggestion avait été retenue. Inutile de préciser à quel point je trouvais ironique que, fuyant l’armée et son cortège de règles stupides, nous nous voyions contraints d’adopter une partie de son fonctionnement pour régir notre vie quotidienne. Ainsi, un véritable militaire aurait pu retrouver chez nous autant de grades, d’ordres ou de corvées qu’il en avait dans son environnement habituel.

Les membres du Métatron Hérétique avaient été spontanément reconnus comme chefs naturels et moi-même, j’avais logiquement pris leur tête. Je devais bien admettre que le système ne fonctionnait pas si mal pour le moment.

« Commandant Villejust ? »

Avec mon nom accolé, c’est encore plus ridicule.

« Oui, oui, Ancelin, on y va. »

J’enregistrai ma séance de travail et me levai pour emboîter le pas à Ancelin qui, malgré son jeune âge, dépassait tout le monde de dix bons centimètres.

Peu d’entre nous travaillaient au Chaudron aujourd’hui. En partie à cause du vacarme des travaux, mais aussi et surtout parce que l’armée avait lancé une offensive ce matin et que tout le monde était collé devant les écrans du pupitre pour suivre l’évolution des combats.

Au début, j’avais été stupéfait de voir que des inermes s’intéressaient sincèrement à cette guerre et souhaitaient même la victoire des humains ! Une fois de plus, il me fallait constater que le conformisme était plus fort que tout. Pour ma part, si tous les Croisés se faisaient massacrer par ceux qu’ils étaient venus exterminer, j’aurais vu cela comme un juste retour des choses. Or, l’instinct grégaire était si fort que même des enrôlés de force s’enflammaient pour une guerre qu’ils ne voulaient pas faire. Cela me donnait parfois l’impression qu’ils suivaient une simple compétition sportive, les uns pariant sur les humains, les autres sur les Atamides. C’était pathétique, mais de quel droit m’y serais-je opposé ?

Au moment où je passais devant le groupe agglutiné autour des écrans, une escadre d’intercepteurs fusa sur la vue satellite du champ de bataille, traversant le grand écran central du pupitre – dont l’échelle devait représenter pas loin de vingt-cinq kilomètres – en à peine quelques secondes, pour déverser des dizaines de bombes incendiaires sur les rangs ennemis. Des cris et des applaudissements jaillirent de l’assistance. Je ne pus m’empêcher de lever les yeux au ciel, mais personne ne le remarqua.

Soudain, je me sentis partir brusquement en arrière et si Ancelin ne m’avait pas rattrapé par le bras, je me serais sans doute fracassé le crâne sur le roc.

« Bon Dieu, Commandant ! s’exclama-t-il en me redressant. Ça va ? Vous l’avez échappé belle !

— Oui, ça va, merci », fis-je en me massant le bras là où sa poigne de fer l’avait agrippé.

Le sol du boyau de communication était trempé. Un filet d’eau y coulait, rendant glissante comme de la glace la roche lisse des cavernes. Le débit de la source avait dû singulièrement augmenter si l’eau parvenait jusqu’ici. Je l’aurais remarqué si ces idiots du pupitre ne m’avaient pas tant agacé.

Néanmoins, je ne pouvais pas leur en vouloir pour de bon. Eux, comme moi, avaient besoin de se changer les idées, de penser à autre chose qu’à leur angoisse. Notre pire ennemi était le désespoir et il m’arrivait de le sentir rôder parmi nous. Une fois dissipée l’euphorie des débuts, suscitée par le coup d’éclat de notre évasion réussie, le groupe avait repris contact avec la réalité et se faisait chaque jour un peu moins d’illusions sur ses chances de survie. L’armée croisée nous traquait et nous risquions constamment d’être découverts par des Atamides qui, vraisemblablement, ne feraient pas de différence entre nous et les soldats réguliers. Jusqu’à présent, aucun de nous n’en avait rencontré, mais ce que notre connexion pirate nous permettait de voir des combats nous terrifiait.

Prenant garde à chacun de mes pas pour ne pas déraper une seconde fois, je traversai le boyau jusqu’à la salle de la source. Elle était exiguë et obscure. Des projecteurs sur pied permettaient aux hommes de travailler, mais la poussière de roche en suspension dans l’air voilait la lumière. L’odeur un peu suffocante de pierre chauffée à blanc par le burin mécanique me saisit à la gorge. Les trois autres gars qui travaillaient ici me saluèrent d’un rapide geste de la main au front, mais la conviction manquait. Tout le monde se sentait un peu grotesque avec ces singeries militaires. Il y avait fort à parier qu’elles disparaîtraient rapidement.