« Tu oublies ton T-farad ! fit Liétaud.
— Ce n’est pas un oubli », répondit laconiquement Tancrède.
Dehors, les nuages amoncelés étaient plus noirs que jamais. Le tumulte provenant de l’armée atamide était devenu assourdissant. Soudain, Liétaud comprit ce qu’ils criaient depuis tout à l’heure. Ils scandaient le nom de Tancrède. Ils le criaient en faisant claquer les deux syllabes à la façon atamide, ce qui donnait quelque chose comme « Tank-reid ». Des centaines de milliers de guerriers hurlant de concert le nom de leur chef dans le T’ug, au pied de la Nouvelle-Jérusalem. Aussi puissants soient-ils, les soldats de la Sainte Armée n’étaient certainement pas indifférents à cette démonstration de combativité.
Les deux déserteurs grimpèrent sur leurs méca-percherons puis rejoignirent le bord de l’éminence sur laquelle le centre opérationnel était installé. Lorsque la foule les aperçut, une énorme clameur s’éleva, une clameur telle qu’en des temps bibliques, elle eût suffi à faire tomber les murs de la cité assiégée. Tancrède s’arrêta pour contempler ce spectacle aussi stupéfiant qu’effrayant, Liétaud toujours à ses côtés.
La marée atamide emplissait la plaine dans toutes les directions, noircissant le sol aussi loin que le regard pouvait porter. Seule la Nouvelle-Jérusalem émergeait de cet océan vivant, vaisseau de pierre et de thermo-béton qui déversait lui aussi un fleuve de soldats non moins impressionnant que l’armée atamide, tranchant par sa teinte grise et les reflets métalliques de ses vagues. Les régiments de l’armée croisée prenaient position autour de la cité dans la bande des trois kilomètres, limite que Tancrède avait fixée à ses troupes afin qu’ils restent hors de portée des tours de défense primaire.
« On se croirait revenu au Moyen Âge, souffla Liétaud. Deux armées face à face, prêtes à se jeter l’une sur l’autre.
— Autrement dit, la barbarie dans sa plus parfaite expression, répondit Tancrède d’une voix sombre. Les soldats vont s’entredéchirer jusqu’à ce que l’un ou l’autre camp prenne l’avantage, celui du nombre ou celui de l’avance technologique. Bon sang, comme j’aurais préféré qu’Albéric réussisse !
— Maintenant, tout est joué. Plus d’autre choix que d’aller jusqu’au bout.
— Ainsi les vents mutinés et les bruyantes tempêtes s’échappent de leurs prisons, vont obscurcir le ciel, et portent sur la terre et sur la mer le ravage et la destruction*… »
Le Normand observa quelques instants de silence, puis saisit le manche de sa lame ionisée d’un geste sec. Il la morpha en une épée bâtarde, longue lame à deux tranchants avec laquelle il avait pris l’habitude de se battre.
Prenant une profonde inspiration, il faillit dire : « À la grâce de Dieu », mais se ravisa brusquement en réalisant qu’il n’accordait plus la moindre valeur à ce genre d’expression. Il finit par dire, presque en murmurant « Pour les Atamides… »
Liétaud hocha la tête lentement et répéta un peu plus fort « Pour les Atamides ! »
Alors, Tancrède leva haut son épée dont la lame jetait des reflets miroitants, puis hurla de toutes ses forces « POUR LES ATAMIDES ! »
La monstrueuse clameur qui lui répondit fit trembler le sol sur des kilomètres à la ronde.
L’air de la salle est si frais que Yus’sur frissonne. C’est précisément ce qu’il aime dans les habitations troglodytes, l’air frais. Pourtant, un bon Atamide aime la chaleur, il ne cherche pas à la fuir, il la fait sienne, il l’adopte, il la dompte ! Mais après tout, Yus’sur ne s’est jamais considéré comme un bon Atamide.
Comme il n’a allumé ni lampe, ni feu, l’obscurité est absolue. Cela lui plaît aussi. Encore un sentiment qui fait de lui un mauvais Atamide. Un bon Atamide est habitué à vivre dans un monde éblouissant et ne plisse même pas des yeux face à A’pio !
Mais aujourd’hui, être un bon Atamide est le dernier des problèmes de Yus’sur. L’Ancien se sent fatigué. Depuis des semaines qu’il est venu habiter avec les humains et que les chefs de guerre tribaux ont levé la plus grande armée jamais vue de mémoire d’Ata, il doit faire face aux intenses fluctuations émotionnelles générées par les forces en présence. Ces perturbations engendrent de véritables vagues psychiques dont il subit les assauts en permanence. Tant d’Atamides en colère d’un côté, fous de douleurs d’avoir perdus ceux qu’ils aimaient, euphoriques à l’idée de se soulever ; tant d’humains galvanisés de l’autre, extatiques à la perspective d’honorer au combat leur Dieu imaginaire, inquiets de devoir bientôt affronter presque sur un pied d’égalité un ennemi contre lequel ils ont toujours lutté en état de supériorité.
Uk ! Absurdité ! Tant d’êtres vivants réunis en un même lieu dans le seul but d’oblitérer le plus de vies possible !
Ces sentiments sont si violents qu’ils provoquent de puissantes marées psychiques contre lesquelles Yus’sur cherche désespérément à se protéger. Voilà pourquoi il a choisi d’habiter cet endroit, cette « cellule » comme disent ses nouveaux amis humains, cavité rocheuse profondément enfoncée au cœur d’un réseau de cavernes. Si ce n’est qu’une barrière symbolique – ces épaisseurs de roc qui le séparent du monde extérieur, si importantes soient-elles, ne freinent en rien le ressac psychique qu’il subit en permanence –, au moins l’isolement sensoriel qu’elle lui procure permet-il d’entrer facilement en méditation et de s’abstraire en partie du tumulte. Du moins, jusqu’à aujourd’hui.
Aujourd’hui, la trame d’Ul’atipiank est déchirée, violentée ! Aujourd’hui, le monde de la pensée a sombré dans le chaos.
Les fluctuations mentales des êtres vivants auxquels Yus’sur se sent connecté, par choix ou par la force des choses, ont enflé démesurément jusqu’à devenir une véritable Ra’ftah, une monstrueuse tempête de sable dévoreuse qu’un Atamide ne voit jamais deux fois dans une vie et à laquelle nul n’a jamais survécu. Des tornades psychiques vont et viennent tout autour de l’Ancien, frappant avec furie les barrières mentales qu’il a érigées. Les sentiments qui lui parviennent du T’ug entourant la cité humaine sont si extrêmes que même la quiétude de sa cellule ne lui permet plus de plonger dans une méditation salvatrice. La peur et la colère tourbillonnent en tout sens, des fragments de pensées se fracassent de toute part, échos lancinants des instincts primitifs qui s’expriment à deux heures de vol de Yaze’er d’ici.
Je ne peux rien faire pour eux ! Je ne peux même pas faire quelque chose pour moi !
Yus’sur sent comme un début de panique monter en lui. Il n’avait jamais connu ce sentiment jusqu’à ce jour.
Quelle impuissance ! Est-ce cela d’être un Ancien ? Se satisfaire de ne pouvoir aider les siens ? À quoi servons-nous en ce cas ? Ne sommes-nous qu’une imposture ? Toute cette belle science, toutes ces belles pensées ! Inutiles !
En ce jour fatidique, Yus’sur éprouve plus que jamais cette hideuse culpabilité qui le taraude depuis des mois, des années. Car il est en partie responsable de cette tragédie.
A’a l’avait amorcée, Yus’sur l’a achevée. Voilà ce que retiendront les générations futures. Si toutefois des générations futures ont encore une quelconque chance d’exister.
À chercher l’équilibre mental parfait, à s’isoler de son propre peuple pendant des années, à considérer qu’il n’avait pas à s’impliquer dans les affaires purement matérielles de ce monde trop prosaïque, même lorsqu’une espèce étrangère, chargée de pensées d’une inconcevable noirceur, venait jusqu’à lui pour entendre l’histoire de son propre passé, Yus’sur avait fini par ériger le bûcher sur lequel les siens se consumaient depuis des mois.